Stendhal
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|Quand la duchesse Sanseverina veut expliquer а son neveu Fabrice |
|l'attitude qu'il doit observer pour gravir les йchelons dans "le |
|parti de l'Eglise", elle a ces mots : "Crois ou ne crois pas а ce |
|qu'on t'enseignera, mais ne fais jamais aucune objection. |
|Figure-toi qu'on t'enseigne les jeux du whist. Est-ce que tu |
|ferais des objections aux rиgles du whist ?" |
|Exactement de la mкme maniиre chez Balzac, Vautrin incite son |
|protйgй Rastignac, s'il veut faire fortune, а respecter |
|scrupuleusement les lois mises en place par le pouvoir йtabli. |
|"Quand vous vous asseyez а une table de bouillotte, en |
|discutez-vous les conditions ? Les rиgles sont lа, vous les |
|acceptez..." Cet "ennemi de la sociйtй" n'est pas insensible aux |
|vertus du conformisme. Aussi finira-t-il chef de la Sыretй. Comme |
|le personnage rйel dont s'est inspirй Balzac, c'est-а-dire |
|Franзois Eugиne Vidocq, ancien bagnard, qui devint le chef de la |
|police parisienne. |
|Comme le dit Vautrin, ce moraliste lucide qui sait de quoi il |
|parle : "l'honnкtetй ne sert а rien." |
|C'est ici que le hйros de Stendhal se sйpare du hйros de Balzac. |
|Dans ce siиcle d'ambitieux forcenйs - presque tous les personnages|
|de premier plan de La Comйdie humaine le sont - il occupe une |
|place singuliиre. Ni Fabrice, ni Lucien Leuwen ne sont des |
|ambitieux. Et si Julien Sorel l'est un moment, il ne s'agit pas en|
|ce qui le concerne d'une ambition ordinaire. C'est "une jeune |
|pauvre et qui n'est ambitieux que parce que la dйlicatesse de son |
|coeur lui fait un besoin de quelques-unes des jouissances que |
|donne l'argent". Il s'agit davantage chez lui d'une rйvolte de |
|l'orgueil, d'un rйflexe d'autodйfense pour йchapper а |
|l'humiliation puis d'une rиgle de conduite que faisant violence а |
|ses sentiments profonds il s'est fixйe pour se prouver а lui-mкme |
|ses mйrites malgrй le handicap de classe. Mais il n'arrive jamais |
|а faire taire en lui la voix du coeur, et son cynisme n'est que de|
|surface. A chaque instant sa sensibilitй risque de mettre en pйril|
|le fragile йchafaudage de ses intrigues. Et c'est quand il a |
|atteint le comble de la rйussite qu'il se perd par une |
|comportement suicidaire qu'aucun ambitieux vйritable n'aurait |
|adoptй. |
|Comme les hйros du Rouge et de la Chartreuse, les Rastignac et les|
|Rubemprй jugent sans illusion cette jungle sociale oщ, selon |
|Balzac, rиgne "la toute-puissante piиce de cent sous", et oщ selon|
|Stendhal "la condamnation а mort est la seule chose qui ne |
|s'achиte pas". Mais aprиs avoir versй quelques larmes, Rastignac |
|choisit а sa maniиre de se diriger vers les hauteurs. Il se jure |
|de "parvenir, parvenir а tout prix!", car il ne veut pas finir |
|dans les rangs des vaincus. |
|Voilа pourquoi au contact de la vie parisienne il enterre avec Le |
|Pиre Goriot les enthousiasmes gйnйreux et les derniers scrupules |
|de sa jeunesse. Le dйfi fameux qu'il lance alors а Paris marque le|
|terme de la rйvolte morale et en un sens le commencement de la |
|rйsignation. L'honnкtetй ne paie pas en effet. Dйsormais la rиgle |
|du jeu est acceptйe, et avec elle la lйgitimitй de l'ordre |
|bourgeois. Il s'agit de pйnйtrer dans le monde des privilиges et |
|de se tailler un fief а sa mesure. Peu importent les moyens, que |
|l'on doive son succиs, comme Rastignac, aux faveurs de la femme |
|d'un banquier ou, comme Rubemprй, а l'amitiй йquivoque d'une |
|canaille йvadйe du bagne. L'essentiel est de participer au |
|"mouvement ascensionnel de l'argent" et d'arriver, mкme si on doit|
|pour cela йcraser les plus faibles et flatter les puissants, |
|trahir les amitiйs, laisser condamner les innocents, йtouffer en |
|soi tout sentiment humain. C'est le prix de la rйussite. |
|Tout autre est l'attitude de Julien Sorel. |
|Si Julien dйcide de se vouer au machiavйlisme politique pour |
|conquйrir les conditions matйrielles nйcessaires selon lui au |
|dйveloppement de "l'homme libre", il refuse en fait de jouer le |
|jeu, et sa sensibilitй l'emporte а tout moment sur sa volontй |
|d'hypocrisie. |
|Au demeurant Stendhal ne veut pas qu'on s'y trompe. Au dйnouement |
|du Rouge, l'auteur, comme le choeur dans les tragйdies antiques, |
|intervient pour tirer la morale de l'histoire et prendre la |
|dйfense de son hйros : "Il йtait encore bien jeune, mais, suivant |
|moi, ce fut une belle plante. Au lieu de marcher du tendre au rusй|
|comme la plupart des hommes, l'вge leur eыt donnй la bontй facile |
|а s'attendrir, il se fыt guйri d'une mйfiance folle ... Mais а |
|quoi bon ces vaines prйdictions." |
|"Au lieu de marcher du tendre au rusй", comme Rastignac, comme tous les ambitieux |
|forcenйs de ce temps... Mais Julien Sorel n'est pas de cette lignйe. Ce dont il a |
|besoin avant tout c'est de sa propre considйration, fidиle en cela а une devise |
|chиre а Stendhal : "Se f... complиtement de tout, exceptй de sa propre estime." |
|L'homme qu'il admire le plus, c'est Altamira, le conspirateur йpris de justice |
|sociale et pour lequel il n'est qu'une morale, celle de l'utilitй. Telle est |
|йgalement dans les conditions particuliиres de leur classe, alors que toutes les |
|fйes se sont penchйes sur leur berceau, l'attitude de Lucien et de Fabrice, comblйs|
|par le sort, mais qui se rйvиlent des "inadaptйs" en ce sens qu'ils refusent |
|d'entrer dans le jeu, de jouir sans remords de leurs privilиges et qu'ils jugent |
|l'ordre social avec le mкme mйpris lucide que le hйros du Rouge et Noir. |
|Au dйnouement, devant les jurйs qui vont le condamner а mort, il se prйsente une |
|fois de plus comme le "plйbйien rйvoltй" et prononce contre cette justice de |
|classe, dont la fonction est moins de frapper le crime que la rйvolte devant |
|l'ordre bourgeois, un rйquisitoire passionnй : |
|"Messieurs, je n'ai point l'honneur d'appartenir а votre classe, vous voyez en moi |
|un paysan qui s'est rйvoltй contre la bassesse de sa fortune. "Je ne vous demande |
|aucune grвce ... Je ne me fais aucune illusion, la mort m'attend : elle sera juste.|
|J'ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous |
|les hommages. "Voilа mon crime, messieurs, et il sera puni avec d'autant plus de |
|sйvйritй que, dans le fait, je ne suis point jugй par mes pairs. Je ne vois point |
|sur les bancs des jurйs quelque paysan enrichi mais uniquement des bourgeois |
|indignйs..." |
|Ce texte, souvent citй, que Stendhal йcrivit dans les derniиres |
|annйes de sa vie, semble bien exprimer sa pensйe profonde qu'il |
|livre sans complaisance. Rien ne lui fait plus horreur que |
|l'hypocrisie, et il ne veut pas se montrer meilleur qu'il n'est.|
|D'oщ cette brutalitй dans la franchise qui, au lieu de chercher |
|а arrondir les angles, le conduit а accentuer le trait par un |
|goыt du scandale qui se confond avec celui de la vйritй. |
|S'agissant du peuple, il nous livre le fruit de ses rйflexions |
|avec un rien de provocation qui cache sans doute une rйvolte |
|profonde devant l'injustice de l'humaine condition. Oui, il |
|dйsire passionnйment le bonheur du peuple, mais ce serait un |
|supplice de tous les instants que de vivre avec lui. Amer |
|constat d'impuissance mais pourquoi jeter les belles вmes et |
|farder la vйritй ? Oui, il prйfиre la compagnie de ceux qui |
|aiment la musique de Mozart et les tragйdies de Shakesperare. |
|Comme le dit un de ses hйros : "Vivre sans conversation piquante|
|est-ce une vie heureuse ?" |
|Non qu'il accepte l'injustice sociale et se range du cфtй des |
|classes privilйgiйes. Qu'il s'agisse d'Armance, du Rouge et |
|Noir, de Lucien Leuwen, ses romans sont une condamnation sans |
|appel de la sociйtй nйe de la rйvolution bourgeoise, aucune des |
|classes dirigeantes qui se disputent le pouvoir et l'argent ne |
|trouve grвce а ses yeux : "Jamais les hommes de salon ne se |
|lиvent le matin avec cette pensйe poignante : comment dinerai-je|
|?" |
|Mais d'abord, il faut se souvenir de ce qu'est le peuple au |
|dйbut du XIXe siиcle, la misиre а laquelle il est rйduit, |
|l'йducation dont il est privй, ses intolйrables conditions de |
|vie, sa vulnйrabilitй а la maladie, l'alcoolisme, l'insalubritй |
|de l'habitat ouvrier. Telle est la terrible rйalitй du moment. |
|Le peuple est alors proche de la vision qu'en donne Hugo dans |
|Les Misйrables ou Eugиne Sue dans Les Mystиres de Paris. |
|Voici par exemple comment un historien йvoque la vie des |
|ouvriers sous Napolйon : "La durйe du travail quotidien dйpasse |
|dix heures; elle va de cinq heures du matin а sept heures du |
|soir en йtй et de six heures du matin а six heures du soir en |
|hiver, avec deux heures de repas...L'ouvrier est dйsarmй devant |
|le patron : interdiction des compagnonnages et des coalitions, |
|obligation du livret ... C'est а l'вge de douze ans ou quatorze |
|ans que l'on entre а l'atelier, mais dиs sept ans certains |
|enfants sont employйs dans les fabriques а dйvider la laine et |
|le coton. Autant dire que l'instruction est quasi inexistante, |
|la frйquentation d'une йcole impossible ... La combativitй n'est|
|pas trиs dйveloppйe, la conscience de classe inexistante ... Des|
|caves de Lille aux taudis de la Citй, l'insalubritй de l'habitat|
|ouvrier est gйnйrale. Le docteur Menuret le constate en 1804." |
|Stendhal a conscience а la fois de l'injustice faite au peuple |
|et de sa propre impuissance а changer cette situation. D'oщ son |
|repli sur les "happy few". Ce qui n'empкche pas dans son oeuvre,|
|l'йcrivain de prendre parti, et dans Le Rouge et le Noir de |
|tйmoigner pour "cette classe de jeunes gens qui, nйs dans une |
|classe infйrieure et en quelque sorte opprimйe par la pauvretй, |
|ont le bonheur de se procurer une bonne йducation et l'audace de|
|se mкler а ce que l'orgueil des gens riches appelle la sociйtй".|
| |
|Mais les "happy few", je l'ai dйjа notй, ne se recrutent pas |
|seulement dans les couches sociales privilйgiйes ou mкme parmi |
|ceux, comme Julien, qui ont eu "le bonheur de se procurer une |
|bonne йducation". La vйritable noblesse pour Stendhal c'est |
|celle du coeur. Quel est, dans sa jeunesse, l'homme pour lequel |
|il йprouve le plus d'estime ? C'est le valet de chambre de son |
|grand-pиre. |
|Le Grenoblois qui lui paraоt le plus noble ? Un ancien laquais. |
|Avec qui se lie d'amitiй le jeune Fabrice au chвteau de Grianta |
|? Avec les hommes d'йcurie. Qui est Ferrante Palla, conspirateur|
|et voleur de grand chemin ? "L'homme sublime" de La Chartreuse. |
|Et lorsque Stendhal dйclare abhorrer ce que l'on appelle de son |
|temps "la canaille", ce jugement est singuliиrement tempйrй par |
|l'admiration qu'il йprouve pendant les trois Glorieuses pour le |
|courage et la grandeur du peuple, "hйroпque et plein de la plus |
|noble gйnйrositй aprиs la bataille". |
|Quelles que soient les diffйrences de gйnie, de tempйrament, de |
|vocation entre le dilettante de la chasse au bonheur et un |
|philosophe comme Karl Marx, on ne peut qu'кtre frappй - et je |
|l'ai йtй depuis longtemps - par la similitude de l'analyse de la|
|monarchie de Juillet et que l'on retrouve dans le Lucien Leuwen |
|d'Henri Beyle, et Les Luttes de classes en France de Karl Marx. |
|L'horreur du "vague" chez Stendhal nous vaut une analyse |
|singuliиrement prйcise de la monarchie de Juillet. Lucien |
|Leuwen est une des plus violentes critiques, faite par un |
|romancier, de la sociйtй dominйe par l'argent. |
|Il s'agit d'une sociйtй dйterminйe, dominйe par |
|l'aristocratie financiиre а une йpoque elle-mкme dйterminйe, |
|celle de Louis-Philippe et de l'hйgйmonie de cette fraction |
|de la bourgeoisie franзaise dont parle Marx. |
|Laffitte c'est le banquier Leuwen, pиre du hйros. |
|Il est admirable que Stendhal, dans un roman, ait йtй amenй а|
|dйcrire avec autant d'exactitude la nature et les moyens du |
|pouvoir : а la tкte de l'Etat, la Banque, "cette nouvelle |
|noblesse gagnйe en йcrasant ou en escamotant la rйvolution de|
|Juillet". La Banque qui a mis sur le trфne celui que le |
|romancier appelle non pas Robert Macaire, comme Karl Marx, |
|mais ce qui revient au mкme dans son langage codй "le plus |
|fripon des kings". |
|Les ministres qui acceptent de protйger le fils d'un banquier|
|parce qu'ils spйculent а la Bourse, et qu'un "ministиre ne |
|peut dйfaire la Bourse mais [que] la Bourse peut dйfaire un |
|ministиre". Les prйfets qui fabriquent les йlections sans |
|gloire - facilitйes par le rйgime censitaire - malgrй une |
|distribution judicieuse des pots-de-vin, des dйbits de tabac |
|et des annйes de prison. La police -ou plutфt les polices - |
|dont le souci "est de veiller а ce que trop d'intimitй ne |
|s'йtablisse entre les soldats et les citoyens" et qui de |
|temps en temps fait assassiner un soldat par des provocateurs|
|vкtus en ouvriers (l'incident Kortis qui met en scиne un |
|agent du pouvoir blessй par une sentinelle qu'il voulait |
|dйsarmer est historique). La religion que le gouvernement des|
|banquiers libres-penseurs autant que celui de la Restauration|
|bien-pensante rйvиre, parce qu'elle est "le plus ferme appui |
|du gouvernement despotique". L'armйe dont la fonction n'est |
|pas de dйfendre la patrie mais de "sabrer les tisserands et |
|pour qui l'expйdition de la rue Transnonain est la bataille |
|de Marengo". |
|Il ne s'agit mкme plus d'un coup de pistolet au milieu d'un |
|concert mais d'un concert de coups de pistolet, d'un feu |
|roulant de mousqueterie sur la monarchie de Juillet, ses |
|bailleurs de fonds, ses courtisans et ses policiers. |
|Alors que va devenir le hйros stendhalien dans ce bourbier ? |
|Comment va-t-il s'y prendre pour aller а la chasse au bonheur|
|? |
|Prenons l'exemple de Lucien Leuwen. |
|Comme l'a notй Jean Prйvost, il est nй d'un rкve de |
|compensation. Contrairement а Henri Beyle, il a un pиre riche|
|qui l'aime, le comprend et le soutient. Sa mиre est vivante, |
|et l'entoure de sa tendresse. Il est beau, йlйgant, enviй. |
|Les grands de ce monde lui manifestent la considйration due а|
|la richesse de son pиre. Enfin et surtout, il est aimй de |
|Mathilde, ou plutфt de Bathilde, puisque c'est le prйnom de |
|Mme de Chasteller, incarnation littйraire du grand amour de |
|Stendhal. |
|Dиs le dйpart, donc, toutes les conditions paraissent rйunies pour que Lucien |
|ait une vie brillante et heureuse. Mais un lourd handicap pиse sur lui. Atteint|
|de la "maladie du trop raisonner", la sociйtй telle qu'il la voit n'arrive pas |
|а l'enthousiasmer. |
|D'oщ les йtranges errements de ce fils de grand bourgeois. Dиs la premiиre |
|phrase de son roman, Stendhal nous en donne la clй : |
|"Lucien Leuwen avait йtй chassй de l'Ecole Polytechnique pour s'кtre allй |
|promenй mal а propos, un jour qu'il йtait consignй, ainsi que tous ses |
|camarades : c'йtait а l'йpoque d'une des cйlиbres journйes de juin avril ou |
|fйvrier 1832 ou 1834. |
|"Quelques jeunes gens assez fous, mais douйs d'un grand courage, prйtendaient |
|dйtrфner le roi, et l'Ecole Polytechnique (qui est en possession de dйplaire au|
|maоtre des Tuileries) йtait sйvиrement consignйe dans ses quartiers. Le |
|lendemain de la promenade, Lucien fut renvoyй comme rйpublicain." |
|La petite "promenade" si discrиtement йvoquйe qu'a accomplie Lucien, c'est |
|celle qui l'a conduit le 5 juin 1832 aux funйrailles du gйnйral Lamarque. |
|Ancien soldat de la Rйvolution et de l'Empire, volontaire en 1792, le gйnйral |
|Lamarque s'est rendu populaire par son opposition aux Bourbons et а |
|Louis-Philippe. Ses obsиques sont l'occasion d'une vйritable insurrection |
|contre la monarchie de Juillet; elle se termine aprиs quarante-huit heures de |
|violents combats par le massacre des derniers insurgйs au cloоtre Saint-Merri. |
|Nous n'en sommes pas loin. On dйnombre quelque huit cents morts et blessйs. |
|Si les carlistes y participent, le courant rйpublicain est largement dominant. |
|"L'union se rйalise dans le combat entre les jeunes bourgeois adhйrents aux |
|sociйtйs rйpublicaines et les membres des corporations ouvriиres..." |
|C'est sur ces barricades que vont mourir Gavroche de Victor Hugo et Michel |
|Chrйtien, le hйros rйpublicain du cloоtre de Saint-Merri, qui a touchй le coeur|
|du monarchiste Balzac. |
|Lucien Leuwen, lui, n'en mourra pas, mais il est renvoyй de l'Ecole, et sans le|
|salon et l'argent de son pиre, "jamais [dit-il lui-mкme], je ne me relиverai de|
|la profonde disgrвce oщ nous a jetйs notre rйpublicanisme de l'Ecole |
|Polytechnique". |
|A l'un de ses amis moins scrupuleux qui l'invite а entrer sans plus attendre |
|dans la carriиre, il rйpond : "Tu as cent fois raison ... mais je suis bien а |
|plaindre : j'ai horreur de cette porte par laquelle il faut passer; il y a sous|
|cette porte trop de fumier." |
|Comme Stendhal, son hйros est un jacobin qui pense que la Rйvolution franзaise |
|a йtй un jalon dйcisif sur la voie des temps modernes et de la conquкte du |
|bonheur pour les peuples. Il considиre avec un mйpris amusй les nostalgiques de|
|l'Ancien Rйgime qui gйmissent sur la dйcadence franзaise : "Rien n'йtait plus |
|plaisant aux yeux de Lucien, qui croyait que c'йtait prйcisйment а compter de |
|1786 que la France avait commencй а sortir un peu de la barbarie oщ elle est |
|encore а demi plongйe." |
|Mais la Rйvolution a dйbouchй sur "l'Empire et sa servilitй", et|
|les anciens gйnйraux de Napolйon, si braves hier au combat pour |
|la patrie, se sont mus en courtisans ou en policiers : "Heureux |
|les hйros morts avant 1804 !" Napolйon, au moment de la |
|signature du Concordat, exile un de ses gйnйraux aprиs ce bref |
|dialogue avec lui : "La belle cйrйmonie, Delmas ! c'est vraiment|
|superbe, dit l'empereur revenant de Notre-Dame. - Oui, gйnйral, |
|il n'y manque que les deux millions d'hommes qui se sont fait |
|tuer pour renverser ce que vous relevez." Et ce qui a succйdй а |
|l'Empire est plus mйprisable encore. La Restauration avec le |
|retour des йmigrйs dans les fourgons de la Sainte-Alliance, la |
|Terreur blanche, le triomphe de l'obscurantisme. Enfin, la |
|monarchie de Juillet, avec Robert Macaire sur le trфne et la |
|Banque qui dispose ses rets, remplit ses coffres et assume le |
|vrai pouvoir. |
|Nй trop tфt ou trop tard, Lucien Leuwen ne sait oщ porter ses |
|pas : "En vйritй ... Je ne sais ce que je dйsire." Ce qui est |
|sыr, c'est qu'il refuse le nouveau pouvoir oщ il ne voit que |
|mйdiocritй, bassesse, compromission et "presque le crime de |
|l'humanitй envers le petite peuple". Certes, il est tentй par le|
|rкve rйpublicain qui l'a dйjа conduit, jeune йtudiant, aux |
|obsиques du gйnйral Lamarque. Dans son rйgiment qui "foisonne de|
|dйnonciateurs et d'espions", son admiration va aux conjurйs |
|romantiques qui ont devinй en lui la complicitй d'une вme noble |
|et lui envoient un message de sympathie pour lui faire part de |
|leurs opinions rйpublicaines. |
|Lucien Leuwen ne peut pas savoir que le rкve de ses chers |
|rйpublicains un peu fous s'achиvera quelques dizaines d'annйes |
|plus tard sous les balles des Versaillais au pied du mur d'un |
|cimetiиre parisien. Un mur qui porte aujourd'hui leur nom. |
|Mais, au-delа de son dйgoыt pour le systиme en vigueur, il |
|s'interroge sur celui qui pourrait suivre. En France il |
|n'entrevoit rien de possible dans l'immйdiat. |
|Il songe un moment а partir en Amйrique qu'il imagine |
|rйpublicaine, mais estime qu'il s'ennuierait lа-bas. |
|"Je prйfиrerais cent fois les moeurs йlйgantes d'un cour |
|corrompue ... J'ai besoin des plaisirs donnйs par une ancienne |
|civilisation." |
|Conscient de s'enfermer dans une impasse, il se juge sans |
|indulgence : "Mais alors, animal, supporte les gouvernements |
|corrompus, produits de cette ancienne civilisation; il n'y a |
|qu'un sot ou un enfant qui consente а conserver des dйsirs |
|contradictoires." |
|Ce sont pourtant ces dйsirs contradictoires qui portent la |
|marque du hйros stendhalien. Il ne peut pas rйsoudre seul cette |
|contradiction, et c'est а l'Histoire qu'il reviendra de trancher|
|un jour le noeud gordien. Lucien rejette avec violence la |
|sociйtй de son temps, mais il n'a ni les moyens, ni le goыt, ni |
|vraiment l'envie de la remplacer par une autre dont les contours|
|ne lui paraissent pas avec nettetй ou lui semblent au contraire |
|trop abrupts. |
|Alors, que peut faire le hйros, sinon tenter de prйserver son |
|intйgritй, puisque le terrain est minй par l'homme de qualitй. |
|Se rйfugier une fois de plus dans l'йgotisme : "Au fond, je me |
|moque de tout exceptй de ma propre estime", se dit Lucien. Ce |
|qui signifie tout bien pesй qu'il ne se moque de rien. Mais |
|cette dйmarche le conduit d'abord а refuser d'entrer dans le |
|jeu, il n'accepte d'кtre ni conquйrant ni Rastignac, ni rйcupйrй|
|comme Frйdйric Moreau, le hйros flaubertien de l'Education |
|sentimentale. Il demeure fidиle а son attitude de protestataire |
|: "Moi plйlйien et libйral je ne puis кtre quelque chose au |
|milieu de toutes ces vanitйs que par la rйsistance." |
|Lucien Leuwen, c'est l'histoire d'un homme qui rкve d'une |
|rйpublique utopique et qui, ne voyant rien venir, s'efforce de |
|vivre sans perdre son propre respect dans une sociйtй dont il |
|rejette la rиgle, bien qu'apparemment elle le favorise. C'est |
|l'histoire d'une solitude а laquelle il ne peut йchapper lui |
|aussi que par l'amour. |
|Pourquoi а la lecture de Stendhal suis-je frappй par l'acuitй de |
|certaines rйflexions qui, au-delа de la diversitй des situations, |
|des pays et des hommes, malgrй les annйes йcoulйes, me paraissent |
|jeter encore une lueur fulgurante sur le comportement des |
|individus ou des peuples face а la politique, au pouvoir et а ses |
|pйrils ? Mкme et surtout quand il s'agit de ceux qu'il estime ou |
|qu'il aime. |
|A propos de Napolйon, par exemple, dont il йcrit pourtant vers la |
|fin de sa vie, sans doute pour mieux exprimer son mйpris а l'йgard|
|de la Restauration et de la monarchie de Juillet, que ce fut "le |
|seul homme qu'il respecta". Mais son admiration ne l'aveugle pas, |
|qu'on en juge : "Treize ans et demi de succиs firent d'Alexandre |
|le Grand une espиce de fou. Un bonheur exactement de la mкme durйe|
|produisit la mкme folie chez Napolйon." |
|Sur la campagne d'Italie, alors que l'armйe franзaise, qui est |
|encore celle de la Rйvolution, est accueillie d'abord avec |
|enthousiasme parce qu'elle chasse l'occupant autrichien : "On |
|renversa leurs statues et tout а coup l'on se trouva inondй de |
|lumiиre." "Plus tard, l'enthousiasme diminua ... Le bon peuple |
|milanais ne savait pas que la prйsence d'une armйe, fыt-elle |
|libйratrice est toujours une grande calamitй." |
|Sur le pouvoir absolu qui engendre inйvitablement un rйgime |
|policier : "L'empereur avait cinq polices diffйrentes qui se |
|contrфlaient l'une l'autre. Un mot qui s'йcartait de l'adoration |
|je ne dirai pas pour le despote, mais pour le despotisme, perdait |
|а jamais." |
|Et enfin, ce trait а propos de Napolйon, qu'il admire pour ses |
|mйrites mais sans illusions sur ses tares : "En 1807 j'avais |
|dйsirй passionnйment qu'il ne conquit pas l'Angleterre. Oщ se |
|rйfugier alors ?" |
|Etrangement, quand je relis Stendhal, je suis saisi par la |
|modernitй de son propos. On renversa leurs statues et l'on fut |
|inondй de lumiиre ... Treize ans et demi de succиs firent |
|d'Alexandre le Grand une espиce de fou ... Une armйe mкme |
|libйratrice est toujours une grande calamitй. Oщ se rйfugier alors|
|? ... Chaque fois, une image m'apparaоt, j'ai envie de combler les|
|pointillйs en avanзant des noms de personnes ou de lieux qui ont |
|dйfrayй la chronique de notre temps. |
|Il n'est pas d'autre moyen d'йchapper а l'ennui et au dйgoыt de |
|l'hypocrisie sociale que l'amour. "L'amour a fait le bonheur et le|
|malheur de ma vie", йcrit-il dans sa notice autobiographique. |
|Stendhal rencontre pour la premiиre fois en mars 1818 Mathilde |
|dont il restera amoureux toute sa vie mais qui ne rйpondra pas а |
|son amour. |
|A-t-elle йtй sur le point de rйpondre а sa flamme, comme il |
|s'efforce de s'en convaincre bien des annйes aprиs ? A examiner |
|d'un oeil froid le comportement de la belle, il est permis de |
|penser que non et son refus n'est pas dы, comme il le pense, aux |
|calomnies d'une amie indigne mais а la simple, banale et dйcisive |
|raison qu'elle ne l'aimait pas. |
|Ah ! S'il avait eu la taille la plus fine et un visage plus |
|sйduisant ! Si Mathilde l'avait aimй ! Toute sa vie sans doute en |
|eыt йtй changйe. Mais peut-кtre n'aurions-nous pas eu Le Rouge et |
|le Noir, La Chartreuse et Lucien Leuwen. |
|Car Stendhal incarne dans ses romans ses rкves d'amour fou. En |
|crйant ses hйros il prend sa revanche sur les йchecs de sa propre |
|vie : "Il se venge ... de n'кtre pas ce qu'ils sont. Tout йcrivain|
|se rйcompense comme il peut de quelque injure du sort." |
|"Qu'une vie est heureuse, йcrit Pascal, quand elle commence par |
|l'amour et qu'elle finit par l'ambition." Pour Stendhal l'amour |
|est le commencement et la fin. De son enfance а ses derniиres |
|annйes il n'a cessй d'кtre amoureux ou en quкte de l'amour. Dans |
|tous ses romans il fait revivre les femmes qu'il a aimйes. Il |
|йcrit Armance pour йchapper au dйsespoir que lui cause la rupture |
|avec la comtesse Curial. De l'amour pour oublier Mathilde, les |
|Promenades dans Rome dans le souvenir d'Alberte de Rubemprй |
|S'il a une tendresse particuliиre pour Milan, tenue par lui comme |
|"le plus beau lieu de la terre" au point qu'il inscrit sur son |
|йpitaphe : "Henri Beyle, Milanese", c'est tout simplement parce |
|que c'est la ville de sa jeunesse et de ses amours, parce qu'il y |
|a йtй heureux avec Angela et malheureux а cause de Mathilde. |
|Malheureux mais amoureux, et l'important ce n'est pas d'кtre aimй |
|mais d'aimer. |
|Mais l'йnergie а la maniиre stendhalienne, ce n'est pas celle du |
|prйfet de police, c'est d'abord et surtout la passion amoureuse, |
|un risque absolu, une folie merveilleuse devant qui tout s'abolit,|
|un don total de soi, un йlan de l'вme vers le bonheur, |
|rigoureusement indйpendant de la fortune, de l'ambition et des |
|normes ordinaires de la rйussite. |
|Voyons ce que son amour pour Julien Sorel a fait par exemple de |
|Mme de Renal, femme douce, pieuse, apparemment effacйe et soumise,|
|d'un mйdiocre notable de province. Alors que l'homme qu'elle aime |
|a tentй de la tuer, elle va le voir dans sa prison au mйpris des |
|convenances sociales, prкte а tout sacrifier par la menace de la |
|mort prochaine. "Dиs que je te voie, dit-elle а Julien, tous les |
|devoirs disparaissent, je ne suis plus qu'amour pour toi ... En |
|vйritй je ne sais pas ce que tu m'inspires ... Tu me dirais de |
|donner un coup de couteau au geфlier, que le crime serait commis |
|avant que j'y eusse songй." |
|Et Julien, de son cфtй, s'aperзoit dans sa prison que l'ambition |
|est morte dans son coeur, qu'il est "йperdument amoureux" de Mme |
|de Renal ("Sache que je t'ai toujours aimйe, que je n'ai aimй que |
|toi") et qu'"а aucun moment de sa vie [il] n'avait trouvй un |
|moment pareil". C'est lа un trait caractйristique de l'oeuvre |
|stendhalienne : la dйcouverte du bonheur dans le paroxysme de la |
|passion. |
|Il ne s'agit pas d'un йtat dans lequel on s'installe, mais d'un |
|moment oщ la briиvetй est compensйe par la qualitй et |
|l'extraordinaire intensitй de la joie que l'on йprouve. Peu |
|importe aprиs cela de connaоtre la souffrance ou mкme la mort. |
|Rien ne peut abolir ces instants de bonheur parfait que l'on ne |
|saurait payer trop chиrement : "C'est peu de chose а mes yeux, dit|
|Mme de Rйnal, que de payer de la vie les jours heureux que je |
|viens de passer dans tes bras." |
|Mкme quand cette femme sincиrement croyante est persuadйe que la |
|maladie de son fils, qu'elle adore, est une vengeance du ciel pour|
|ses pйchйs, elle ne peut que persister dans son amour : "Je suis |
|damnйe irrйmйdiablement damnйe ... Mais au fond je ne me repens |
|point. Je commettrais de nouveau ma faute si elle йtait а |
|commettre." |
|Ce thиme de l'instant exquis revient constamment dans l'oeuvre de |
|Stendhal. Par exemple dans Lucien Leuwen : "Jamais il n'avait |
|rencontrй de sensation qui approchвt le moins du monde de celle |
|qui l'agitait. C'est pour ces rares moments qu'il vaut la peine de|
|vivre." |
|Lui-mкme raconte dans La Vie d'Henri Brulard comment il connut un |
|jour а dix-sept ans une approche voisine du "bonheur parfait" а la|
|seule vue d'un paysage : "Je voyais ce beau lac s'йtendre sous mes|
|yeux, le son de la cloche йtait une ravissante musique qui |
|accompagnait mes idйes et leur donnait une physionomie sublime ...|
|Pour un tel moment il vaut la peine d'avoir vйcu." |
|Le bonheur donc, c'est une occasion privilйgiйe, que les вmes |
|йnergiques savent saisir : "Il se sentait entraоnй, il ne |
|raisonnait plus, il йtait au comble du bonheur. Ce fut un de ces |
|instants rapides que le hasard accorde quelquefois comme |
|compensation de tant de maux aux вmes faites pour sentir avec |
|йnergie. La vie se presse dans les coeurs, l'amour fait oublier |
|tout ce qui n'est pas divin comme lui, et l'on vit plus en |
|quelques instants que pendant de longues pйriodes." |
|La passion chez Stendhal n'a pas seulement une valeur intrinsиque. Les вmes de qualitй |
|attendent davantage qu'une existence plate ou une ambition ordinaire. Lorsqu'elles |
|dйcouvrent l'amour c'est l'illumination soudaine, l'йcroulement des dйcors de ce thйвtre |
|d'ombres, l'apparition de la vraie vie. |
|C'est un trait commun aux personnages stendhaliens issus de la haute sociйtй qu'ils ne se |
|satisfont pas de leur condition. L'orgueilleuse Mathilde de La Mole est apparemment comblйe|
|par le sort : "Que pouvait-elle dйsirer ? La fortune, la haute naissance, l'esprit, la |
|beautй а ce qu'on disait, et а ce qu'elle croyait, tout avait йtй accumulй sur elle par les|
|mains du hasard." Pourtant les brillants cavaliers "parfaits, trop parfaits" qui lui font |
|la cour l'ennuient : "Elle abhorrait le manque de caractиre, c'йtait sa seule objection |
|contre les beaux jeunes gens qui l'entouraient. Plus ils plaisantaient avec grвce tout ce |
|qui s'йcarte de la mode, ou la suit mal croyant la suivre, plus ils se perdaient а ses |
|yeux." Ce qui l'attire - et l'irrite - chez Julien c'est qu'il ne ressemble pas aux autres,|
|et qu'il a prйcisйment du caractиre : "Celui-lа n'est pas nй а genoux, pensa-t-elle." |
|C'est toujours en effet а la sociйtй et а ses tabous que vient se heurter la passion |
|stendhalienne mкme quand elle est partagйe. |
|C'est dans la solitude de sa prison alors qu'il a йtй condamnй а mort et dans l'attente de |
|son exйcution que Julien Sorel rencontre le bonheur et l'amour : "A aucune йpoque de sa vie|
|Julien n'avait trouvй un moment pareil ... Jamais il n'avait йtй aussi fou d'amour." Il vit|
|dans l'instant, "sans presque songer а l'avenir", le temps pour lui est arrкtй. "Par un |
|йtrange effet de cette passion, quand elle est extrкme et sans feinte aucune, Mme de Renal |
|partageait presque son insouciance et sa douce gaietй." Nous retrouvons lа cette aptitude а|
|jouir du moment de bonheur, malgrй le tragique de la situation et pour une part а cause de |
|lui, qui est un trait du hйros stendhalien. Dans les Cenci, quand Bйatrix finit par avouer,|
|sous la torture, sa culpabilitй dans le meurtre de son pиre, tous les prisonniers membres |
|de la conjuration bйnйficient avant l'exйcution d'un rйgime de faveur ! "Aussitфt on фta |
|les chaоnes а tous et parce qu'il y avait cinq mois qu'elle n'avait vu ses frиres, elle |
|voulut dоner avec eux et ils passиrent tous quatre une journйe fort gaie." |
|Mais c'est dans La Chartreuse de Parme que ce thиme du bonheur dans la solitude apparaоt |
|dans tout son йclat, avec les йtranges amours de Clйlia et de Fabrice. |
|C'est dans sa prison que Fabrice йtrangement va lui aussi trouver le|
|bonheur. Dиs son arrivйe dans la citadelle il est "йmu et ravi par |
|le spectacle" qu'il voit de sa fenкtre grillagйe : "Par une |
|bizarrerie а laquelle il ne rйflйchissait point, une secrиte joie |
|rйgnait au fond de son вme ... Au lieu d'apercevoir а chaque pas des|
|dйsagrйments et des motifs d'aigreur, notre hйros se laissait |
|charmer par les douceurs de sa prison." La raison de cette joie |
|secrиte est facile а dйceler, c'est qu'il a conscience de la |
|prйsence de Clйlia, tout prиs de lui dans la citadelle, Clйlia qu'il|
|espиre apercevoir. Lui qui avant de la rencontrer est amoureux de |
|l'amour mais qui se contente de collectionner les maоtresses sans |
|s'attacher vraiment а aucune ("Pour lui une femme jeune et jolie |
|йtait toujours l'йgale d'une autre femme jeune et jolie, seulement |
|la derniиre connue lui semblait la plus piquante"), lui pour qui une|
|des dames les plus admirйes de Naples a fait des folies "ce qui |
|d'abord l'avait amusй et avait fini par l'excйder d'ennui", le voici|
|qui soudain dйcouvre une puissante raison de vivre. Et c'est dans |
|une prison. Le symbole est йvident : c'est la sociйtй qui est |
|l'accusйe. Au faоte de la tour Farnиse, Fabrice rкve, il admire la |
|beautй de l'immense horizon, de Trйvise au mont Viso, les pics |
|alpins couverts de neige, les йtoiles, et s'arrкte а cette |
|conclusion : "On est ici а mille lieues au-dessus des petitesses et |
|des mйchancetйs qui nous occupent lа-bas." |
|Il est tellement йmu d'apercevoir Clйlia а travers la meurtriиre |
|qu'il a percйe dans un abat-jour de bois destinй а lui cacher le |
|palais du gouverneur qu'il en oublie sa condition de prisonnier. |
|Quand le trouble de la jeune fille lui montre qu'il est aimй, son |
|coeur est inondй de joie : "Avec quels transports il eыt refusй la |
|libertй si on la lui eыt offerte en cet instant." Il la refuse |
|d'ailleurs quand sa tante la duchesse Sanseverina propose de le |
|faire йvader, car il ne veut pas quitter "cette sorte de vie |
|singuliиre et dйlicieuse" qu'il trouve auprиs de Clйlia : "N'est-il |
|pas plaisant de voir que le bonheur m'attendait en prison ? ... |
|Est-ce que jamais l'on se sauva d'un lieu oщ l'on est au comble du |
|bonheur ?" Il faut que Clйlia elle-mкme, qui craint son assassinat, |
|le contraigne sous serment а accepter le projet de la duchesse et du|
|comte Mosca. Il s'йvade alors de la forteresse, arrive sans encombre|
|sur les terres de la duchesse, retrouve les paysage, "le lac |
|sublime", qui l'enchantaient dans son adolescence, mais, au sombre |
|dйsespoir de sa tante, il tombe dans une mйlancolie qu'il n'arrive |
|pas malgrй tous ses efforts а masquer. "Le sentiment profond par lui|
|cachй avec beaucoup de soin йtait assez bizarre, ce n'йtait rien |
|moins que ceci : il йtait au dйsespoir d'кtre hors de prison." |
|Mais l'amour physique dans tout cela, que devient-il ? |
|Il est vrai qu'en apparence il est absent de l'oeuvre de Stendhal. |
|Dans son article sur La Chartreuse, Balzac avait dйjа notй le |
|phйnomиne. "La Chartreuse de Parme est plus chaste que le plus |
|puritain des romans de Walter Scott." |
|Et pourtant le sujet en lui-mкme pouvait paraоtre scabreux puisqu'il|
|s'agissait de l'amour incestueux d'une belle duchesse pour son |
|neveu. Mais Balzac encore a raison d'admirer : "Faire un personnage |
|noble, grandiose, presque irrйprochable d'une duchesse qui rend un |
|Mosca heureux et ne lui cache rien, d'une tante qui adore son neveu |
|Fabrice, n'est-ce pas un chef-d'oeuvre ?" |
|Certains le soupзonnent d'avoir йtй un "babilan" comme Octave de |
|Malivert dont il a racontй les amours malheureuses dans Armance. |
|Cette hypothиse est aujourd'hui largement rйfutйe par les historiens|
|littйraires qui en appellent, non sans quelque raison, aux |
|tйmoignages trиs explicites de ses maоtresses, en particulier aux |
|lettres de la comtesse Curial et aux confidences d'Alberte de |
|Rubemprй, lesquelles apparemment ne se seraient pas contentйes de |
|l'вme. |
|Ce qui est vrai c'est que son extrкme sensibilitй a pu jouer а |
|Stendhal de mauvais tours dans certaines circonstances. Il nous |
|raconte lui-mкme que lors d'une "dйlicieuse partie de filles" |
|organisйe par ses amis а Paris lors de son retour de Milan, laissй |
|seul avec une courtisane dйbutante, la belle Alexandrine, il s'avйra|
|dйfaillant et fit "un fiasco complet" parce qu'il ne pouvait se |
|dйbarrasser du souvenir de Mathilde la bien-aimйe. D'oщ sa curiositй|
|pour rechercher les causes des fiascos qui nous vaut un chapitre |
|dans De l'amour. Mais il est un peu rapide d'arguer de ces incidents|
|de parcours que ce subtil analyste de la passion aurait йtй rйduit |
|au platonisme pur. |
|Pour Stendhal le mythe de Don Juan, son rфle satanique, est |
|йtroitement liй а la morale chrйtienne et aux tabous sexuels qu'elle|
|a artificiellement imposйs. "Pour que le Don Juan soit possible il |
|faut qu'il y ait de l'hypocrisie dans le monde ! Le Don Juan eut йtй|
|un effet sans cause dans l'Antiquitй. La religion йtait une fкte, |
|elle exhortait les hommes au plaisir." |
|Aussi, au dйpart, une grande partie du plaisir qu'йprouve Don Juan |
|c'est de braver l'hypocrisie en recherchant des plaisirs cruellement|
|rйprimйs par l'Inquisition. Le sentiment du danger et celui du pйchй|
|se conjuguent pour augmenter le plaisir. |
|Stendhal nous rapporte joliment cette anecdote d'une princesse |
|italienne du XVIIe siиcle qui "disait en prenant une glace avec |
|dйlices le soir d'une journйe fort chaude : quel dommage que ce ne |
|soit pas un pйchй". Ici le risque de la damnation n'est pas |
|seulement acceptй, il est souhaitй. |
|Il est intйressant de comparer la faзon remarquablement pudique dont|
|Stendhal parle de l'amour dans ses romans et le ton volontiers |
|direct et mкme cru qu'il emploie dans ses lettres ou dans son |
|journal. Par exemple : "Qu'il y a loin de lа aux grandes lettres que|
|j'inventais а Vienne en 1809, ayant une vйrole horrible, le soin |
|d'un hфpital de quatre mille blessйs ... une maоtresse que |
|j'enfilais et une maоtresse que j'adorais." |
|Aussi dans l'oeuvre romanesque l'auteur a-t-il fait un choix |
|esthйtique et moral. A tort ou а raison, mais consciemment, Stendhal|
|a proscrit le langage ordinaire d'Henri Beyle. Il refuse par un |
|йvident parti pris de nous parler autrement que par ellipse de cet |
|amour que l'on nomme physique, alors que dans ses йcrits intimes il |
|semble au contraire prendre parfois un malin plaisir а scandaliser |
|par son vocabulaire de corps de garde. |
|En vйritй le ton faussement dйsinvolte de ses lettres ne doit pas |
|faire illusion. S'il use de mots crus et joue les cyniques, c'est |
|pour prйserver sa rйputation d'esprit fort et se protйger contre les|
|railleries de ses amis. Mais il force son talent et, paradoxalement,|
|le vrai Stendhal n'est pas celui de la vie courante, le |
|correspondant de Mйrimйe, c'est celui de ses romans, pour qui "la |
|pudeur est la mиre de la plus belle passion du coeur humain, |
|l'amour", et qui йcrit а la fin de sa vie : "Je ne me souviens, |
|aprиs tant d'annйes et d'йvйnements, que du sourire de la femme que |
|j'aimais." |
|C'est parce qu'il se fait une trиs haute idйe de l'amour qu'il a |
|peur de le rabaisser en parlant -mal - de ses manifestations |
|physiques. Non qu'il en mйconnaisse l'importance, mais parce qu'il |
|apprйhende une maniиre de fiasco littйraire. N'est-ce pas cette |
|crainte qu'il veut exprimer aussi dans Henri Brulard lorsque revient|
|sous sa plume а plusieurs reprises cette idйe de la difficultй |
|d'йcrire : "On gвte des sentiments si tendres а les raconter en |
|dйtail." |
|L'absence de toute allusion а une technique physique de l'amour dans|
|les romans de Stendhal n'empкche pas la prйsence d'un йrotisme |
|diffus qui se nourrit d'un geste, d'un regard, d'un parfum, de |
|l'йclat soudain d'un bras nu ou d'une йpaule dйcouverte. Cette |
|prйsence secrиte n'a pas йchappй а Andrй Malraux qui observe а |
|propos de "l'individualisation de l'йrotisme" dans une prйface а |
|L'amant de lady Chatterley : "Le livre parfait de la fin du XIX" |
|siиcle, en ce domaine, eыt йtй un supplйment au Rouge et Noir oщ |
|Stendhal nous eыt dit comment Julien couchait avec Mme de Rйnal et |
|Mathilde de La Mole, et la diffйrence des plaisirs qu'ils y |
|prenaient tous les trois." |
|L'йrotisme naоt moins de la prйcision de la description que du choix|
|de quelques dйtails significatifs et surtout de l'atmosphиre crййe |
|par le romancier. Il suggиre par exemple que Mme de Rйnal est |
|frigide avant de connaоtre Julien. Mariйe а seize ans, elle "n'avait|
|de sa vie йprouvй ni vu rien qui ressemblвt le moins du monde а |
|l'amour ... Ce n'йtait guиre que son confesseur qui lui avait parlй |
|de l'amour, а propos des poursuites de M. Valenod et il lui en avait|
|fait une image si dйgoыtante que ce mot ne lui reprйsentait que |
|l'idйe du libertinage le plus abject". Aprиs la premiиre nuit passйe|
|avec Julien, c'est la rйvйlation soudaine, fulgurante : "Quand il |
|restait а Mme de Rйnal assez de sang-froid pour rйflйchir, elle ne |
|revenait pas de son йtonnement qu'un tel bonheur existвt et que |
|jamais elle ne s'en fыt doutйe." |
|Pourtant dans ce domaine, Stendhal n'accentue pas le trait. |
|Par exemple la scиne fameuse oщ, sous le tilleul, Julien entreprend |
|un soir pour la premiиre fois sa tentative de sйduction est un |
|chef-d'oeuvre de sensualitй diffuse, bien que le seul objectif de |
|l'assaut soit de prendre dans l'obscuritй la main de Mme de Rйnal et |
|de la garder. Mais l'йmotion vient de l'acuitй du danger et de |
|l'importance de l'enjeu : "Au moment prйcis oщ dix heures sonneront, |
|j'exйcuterai ce que pendant toute la journйe je me suis promis de |
|faire ce soir, ou je monterai chez moi me brыler la cervelle." |
|Alors que Mme de Rйnal est tout de suite prise par sa passion sans |
|arriиre-pensйe, sinon sans jalousie et sans remords, alors qu'elle se|
|donne totalement, corps et вme, et qu'elle y trouve un bonheur dont |
|elle n'avait jamais rкvй, а tel point qu'il lui arrive de dйsarmer la|
|terrible mйfiance de Julien, il n'en va pas de mкme avec l'altiиre |
|Mathilde, dont l'orgueil livre un combat de chaque instant avec |
|l'amour. |
|Il s'agit davantage chez elle d'un amour de tкte, et lorsqu'elle |
|invite Julien а monter dans sa chambre par l'йchelle du jardinier, |
|c'est une йpreuve qu'elle lui inflige pour mesurer sa force de |
|caractиre - elle a dйcidй que s'il ose arriver jusqu'а elle au pйril |
|de sa vie elle se donnerait а lui -, mais en tenant parole elle croit|
|accomplir un devoir, et le plaisir n'est pas а ce rendez-vous glacй :|
|"C'йtait а faire prendre l'amour en haine." |
|Bien que Stendhal, une fois de plus, soit trиs discret sur le |
|comportement des amants au cours de cette nuit ("Mathilde finit pas |
|кtre pour [Julien] une maоtresse aimable"), il prйcise qu'"a la |
|vйritй ces transports йtaient un peu voulus", suggйrant qu'elle reste|
|froide et qu'elle aussi йtait probablement frigide. Ce qui conduit |
|Julien а s'interroger sur cette attitude et а la comparer avec celle |
|de Mme de Rйnal : "Aucun regret, aucun reproche ne vinrent gвter |
|cette nuit qui semble singuliиre plutфt qu'heureuse а Julien. Quelle |
|diffйrence, grand Dieu ! avec son dernier sйjour de vingt-quatre |
|heures а Verriиres ! Les belles faзons de Paris ont trouvй le secret |
|de tout gвter, mкme l'amour, se disait-il dans son injustice |
|extrкme." Quant а Mathilde, la premiиre exaltation passйe, elle tombe|
|dans la plus extrкme dйception. "Il n'y eut rien d'imprйvu pour elle |
|dans tous les йvйnements de la nuit, que le malheur et la honte |
|qu'elle avait trouvйs au lieu de cette entiиre fйlicitй dont parlent |
|les romans." |
|C'est dans cette insatisfaction du corps et de l'esprit qu'il faut |
|rechercher la raison des volte-face de Matilde, au cours des jours |
|suivants, de son dйsarroi et de ses fureurs, de cette imagination |
|renversйe qui opиre comme une "cristallisation" а rebours et qui ne |
|voit qu'objet de mйpris lа oщ elle dйcouvrait la veille de suprкmes |
|mйrites. A quoi s'ajoute son orgueil de classe un moment oubliй : |
|elle a honte de s'кtre livrйe au "premier venu а un petit abbй, fils |
|d'un paysan". D'oщ la tendre et cruelle guerre que se mиnent les deux|
|amants, le terrible dйsespoir de Julien ("Un des moments les plus |
|pйnibles de sa vie йtait celui oщ chaque matin, en s'йveillant, il |
|apprenait son malheur") - il pense mкme а se donner la mort - les |
|rйconciliations suivies de nouvelles tempкtes, comme cette nuit oщ il|
|prend l'йchelle pour monter jusqu'а sa fenкtre et se jeter dans sa |
|chambre : "C'est donc toi, dit-elle en se prйcipitant dans ses bras |
|..." Toujours fidиle а son parti pris de discrйtion dans ces |
|circonstances, Stendhal fait suivre cette phrase d'une ligne de |
|points de suspension et se borne а remarquer : "Qui pourra dйcrire |
|l'excиs du bonheur de Julien ? Celui de Mathilde fut presque йgal." |
|Presque. Encore une de ces notations brиves qui contribuent а |
|expliquer le comportement du personnage. Car Mathilde se dйrobe а |
|nouveau, jusqu'au jour oщ la jalousie lui fait prendre conscience de |
|la rйalitй de sa passion et la ramиne а son amant devant qui elle |
|tombe йvanouie : "La voilа donc, cette orgueilleuse, а mes pieds se |
|dit Julien." |
|Dans La Chartreuse de Parme il n'y a pas de rиglement de compte de |
|cette nature entre Fabrice et Clйlia - car l'un et l'autre |
|appartiennent а la mкme classe -, mais on retrouve dans la peinture |
|de leurs amours la mкme extrкme pudeur. Quand Clйlia, folle |
|d'inquiйtude, voit dans sa prison Fabrice, qu'on se prйpare - elle le|
|sait - а empoisonner, et qu'elle se donne а lui pour la premiиre |
|fois, Stendhal se borne а dйcrire la scиne en ces termes : "Elle |
|йtait si belle, а demi vкtue, et dans cet йtat d'extrкme passion, que|
|Fabrice ne put rйsister а un mouvement presque involontaire. Aucune |
|rйsistance ne lui fut opposйe." Discret et complice, le romancier |
|s'efface devant ces moments de bonheur fou. |
|Comme il s'efface vers la fin du roman lorsque Fabrice, aprиs avoir |
|йtй si longtemps et si cruellement sйparй de celle qu'il aime - elle |
|a йtй contrainte d'йpouser le marquis Crescenzi -, reзoit un jour un |
|billet de Clйlia lui donnant rendez-vous а minuit devant une porte |
|dйrobйe du palais. Clйlia perdue et enfant retrouvй. Clйlia dont il a|
|tant rкvй et dont la voix chиre sortie de l'ombre lui murmure soudain|
|ces simples mots : "Entre ici, ami de mon coeur." |
|Et Stendhal : "Nous demanderons la permission de passer sans dire un |
|mot sur un espace de trois annйes." |
|Pourtant, malgrй cette dйrobade, la charge sensuelle demeure forte |
|chez Stendhal, mкme si elle n'est йvoquйe que par les pieds nus de la|
|comtesse Curial, la main de Mme de Rйnal, les йpaules de Mme de |
|Chasteller ou l'appel de Clйlia dans la nuit. Au moment oщ Fabrice, |
|de la fenкtre de sa prison, apparaоt а Clйlia qui se trouve dans la |
|cour de son palais, il remarque qu'"elle rougissait tellement que la |
|teinte rose s'йtendait rapidement jusque sur le haut des йpaules" et |
|cela suffit а le remplir d'espoir. |
|C'est encore une des singularitйs de Stendhal que ce romancier de la |
|chasse au bonheur ait йtй hantй toute sa vie par l'idйe de la mort. |
|La mort, il en fait la cruelle expйrience dиs l'вge tendre. Elle le |
|frappe enfant а travers les siens. Il perd sa mиre, on le sait, alors|
|qu'il a sept ans et ce coup du destin le bouleverse. A tel point |
|qu'on peut dire qu'il y a eu deux pйriodes dans sa vie affective : |
|avant la mort de sa mиre et aprиs. |
|De 1828 а 1840 toutefois il n'йtablit pas moins de trois douzaines de|
|testaments. La vieillesse le hante autant que la mort et il nous |
|raconte au dйbut d'Henri Brulard comment, s'apercevant qu'il va avoir|
|bientфt cinquante ans, il inscrit cette constatation а l'intйrieur de|
|sa ceinture. Simple originalitй sans signification? La pudeur |
|l'empкche d'en dire plus mais son cousin Romain Colomb parle pour lui|
|: "Cette dйcouverte l'affligea comme aurait pu le faire l'annonce |
|inopinйe d'un malheur irrйparable." Ses romans aussi : "Le comte |
|[Mosca] avait atteint la cinquantaine. C'est un mot bien cruel et |
|dont peut-кtre un homme йperdument amoureux peut sentir tout le |
|retentissement." |
|En dehors des deuils personnels sa premiиre enfance est marquйe par |
|les violences de l'йpoque rйvolutionnaire et sa jeunesse par les |
|guerres de l'Empire. La mort, il la voit nue sur les champs de |
|bataille de l'Europe : villes incendiйes, ventre ouvert des chevaux, |
|blessйs brыlйs vivants, cadavres dйfigurйs des soldats sur lesquels |
|passent les voitures ou que l'on jette dans la riviиre. |
|Pourtant, mкme а la guerre, le "touriste" ne perd pas ses droits. |
|Prиs d'Enns, un incendie lui arrache cette notation dans son journal |
|: "A cela prиs l'incendie йtait superbe." A Neubourg il marque encore|
|: "Le tout formait un paysage superbe." Mкme curieuse joie de Fabrice|
|а Waterloo : "Fabrice йtait encore dans l'enchantement de ce paysage |
|curieux." |
|Les rйflexions sur la beautй des incendies ou le spectacle insolite |
|de la canonnade pourraient apparaоtre comme un divertissement grauit |
|d'esthиte, si elles ne dйnotaient pas au contraire une volontй de |
|distanciation par rapport а la guerre et а ses horreurs qui ont |
|profondйment marquй Stendhal. Le goыt du beau lui sert ici de |
|thйrapeutique, c'est un moyen d'oublier la mort, la peur de la |
|souffrance qui mиne а la mort, et la peur d'en avoir peur. |
|Selon Mйrimйe, Stendhal n'aimait pas а parler de la mort, "la tenant |
|pour une chose sale et vilaine plutфt que terrible".Dans Rome, Naples|
|et Florence, l'йcrivain lui-mкme dit qu'elle est un "scandale |
|abominable", et il note dans son journal : "La pilule de la mort est |
|amиre, il faut que l'orgueil la cache, adoucisse le goыt." En faisant|
|appel а l'humour par exemple. Il aime а citer le mot du chevalier de |
|Champcenetz, demandant au pied de l'йchafaud en 1794 "si on ne |
|pourrait pas se faire remplacer". Et dans sa prison Julien Sorel se |
|souvient de cet autre mot de Danton que lui avait rapportй le comte |
|Altamira : "C'est singulier, le verbe guillotiner ne peut pas se |
|conjuguer а tous les temps. On peut bien dire : je serai guillotinй, |
|tu seras guillotinй, mais on ne dit pas : j'ai йtй guillotinй." |
|Puisqu'il n'est au pouvoir de personne d'йchapper а la loi commune, |
|du moins Stendhal nous explique-t-il - il a vingt et un ans - la mort|
|qui lui paraоt la plus convenable, la plus propre, c'est celle oщ "le|
|corps ne triomphe point", qui se passe simplement, sans souffrance, |
|dans un beau paysage. Celle de Brutus par exemple, telle que la conte|
|Plutarque : "Sa mort prиs de cette petite riviиre aux abords trиs |
|йlevйs en-delа de ces grands arbres, sous le ciel trиs йtoilй de la |
|Macйdoine, prиs de cette grande roche oщ il s'йtait assis d'abord, |
|est la plus touchante pour moi de toutes celles que je connais. Elle |
|a quelque chose de divin. Le corps n'y triomphe point. C'est une вme |
|d'ange qui abandonne un corps sans le faire souffrir. Elle s'envole."|
| |
|Tout se passe comme si Stendhal, dans son oeuvre romanesque, avait |
|dйcidй de mettre entre parenthиses cette inconvenance, cette |
|grossiиretй : la mort. |
|Il refuse de la dйcrire et l'exclut de son univers crйateur. Ne |
|pouvant la supprimer, il la sublime pour l'exorciser. Sans doute tous|
|ses hйros meurent jeunes, presque toujours tragiquement, ou se |
|laissent-ils mourir s'ils ne se retirent pas dans une chartreuse. |
|Mais cette sortie de scиne est discrиte, comme dйsincarnйe, tout se |
|passe simplement, mкme s'il s'agit d'une exйcution capitale, |
|proprement, poйtiquement: c'est l'euthanasie littйraire qui est la |
|maniиre de Stendhal de se rйvolter contre la mort. |
|A l'opposй du christianisme, la volontй paпenne de Stendhal d'exorciser la mort, au |
|point mкme parfois d'en faire une fкte, apparaоt avec йclat dans toute son oeuvre |
|romanesque, par un phйnomиne de compensation en rupture avec la rйalitй. |
|Dans Armance, le suicide d'Octave de Malivert, qui dйnoue la tragйdie, est sans doute|
|le plus caractйristique de cette euthanasie littйraire. Sa mort est voulue, elle est |
|douce, belle, exempte de souffrance, elle se passe au large de la Grиce dans une nuit|
|constellйe d'йtoiles : "Jamais Octave n'avait йtй sous le charme de l'amour le plus |
|tendre comme dans ce moment suprкme ... Un mousse du haut de la vigie cria : Terre ! |
|C'йtait le sol de la Grиce et les montagnes de la Morйe que l'on apercevait а |
|l'horizon. Un vent frais portait le vaisseau avec rapiditй. Le nom de la Grиce |
|rйveilla le courage d'Octave ; Je te salue, se dit-il, ф terre des hйros ! et а |
|minuit le 3 mars, comme la lune se levait derriиre le mont Kalos, un mйlange d'opium |
|et de digitale prйparй par lui dйlivra doucement Octave de cette vie qui avait йtй |
|pour lui si agitйe. Au point du jour on le trouva sans mouvement sur le pont, couchй |
|sur quelques codages. Le sourire йtait sur ses lиvres et sa rare beautй frappa |
|jusqu'aux matelots chargйs de l'ensevelir." |
|Octave a choisi sa mort, mais non pas Bйatrix Cenci, elle, puisque meurtriиre de son |
|pиre pour sauver son honneur, elle est atrocement torturйe avant d'кtre conduite au |
|supplice. Voici pourtant en quels termes Stendhal dйcrit son enterrement : "A neuf |
|heures et quart du soir, le corps de la jeune fille recouvert de ses habits et |
|couronnй de fleurs avec profusion, fut portй а Saint-Pierre in Montorio. Elle йtait |
|d'une ravissante beautй; on eыt dit qu'elle dormait..." Avec parfois, mкme dans les |
|moments les plus tragiques, un clin d'oeil au lecteur : "Pendant qu'on mettait en |
|ordre la mannaja pour la jeune fille, un йchafaud chargй de curieux tomba et beaucoup|
|de gens furent tuйs. Ils parurent ainsi devant Dieu avant Bйatrix." |
|Voici maintenant Julien Sorel, alors qu'il est dans l'antichambre de la mort et qu'il|
|connaоt enfin, nous l'avons vu, le bonheur et l'amour. Quand il entre dans la salle |
|oщ on va le juger, ce qui le frappe c'est "l'йlйgance de l'architecture". Et le jour |
|de son exйcution "marcher au grand air fut pour lui une sensation dйlicieuse. "Jamais|
|cette tкte n'avait йtй aussi poйtique, nous dit Stendhal, qu'au moment oщ elle allait|
|tomber. Les plus doux moments qu'il avait trouvйs jadis dans les bois de Vergy |
|revenaient en foule а sa pensйe et avec une extrкme йnergie. Tout se passa |
|simplement, convenablement et de sa part sans aucune affectation." |
|Tout se passa simplement. Sauf pour Mathilde (merveilleuse Mathilde aussi) qui suivit|
|Julien jusqu'au tombeau qu'il s'йtait choisi, une petite grotte de la grande montagne|
|dominant Verriиres - on voit le symbole - et "а l'insu de tous, seule sa voiture |
|drapйe porta sur ses genoux la tкte de l'homme qu'elle avait tant aimй". Tout se |
|passa simplement pour Mme de Rйnal qui fut fidиle а la promesse qu'elle avait faite :|
|"Elle ne chercha en aucune maniиre а attenter а sa vie. Mais trois jours aprиs |
|Julien, elle mourut en embrassant ses enfants." |
|Il faut un trиs grand talent а Stendhal pour faire de dйnouement sanglant - par une |
|йtrange alchimie qui transforme la souffrance en joie, l'amertume en douceur - un |
|poиme а la gloire de ses hйros, une espиce de tragйdie optimiste oщ l'on oublie la |
|mort pour ne retenir que leur noblesse retrouvйe. Tels qu'en eux-mкmes enfin... |
|Mais c'est peut-кtre dans La Chartreuse de Parme que le romancier porte а un point de|
|perfection cette euthanasie littйraire. Clйlia "ne survйcut que de quelques mois а ce|
|fils si chйri mais elle eut la douceur de mourir dans les bras de son ami". Trop |
|amoureux et trop croyant pour avoir recours au suicide, car il espиre "retrouver |
|Clйlia dans un meilleur monde", Fabrice se retire а la chartreuse de Parme mais n'y |
|passe qu'une annйe. Gina, devenue comtesse Mosca, rйunit toutes les apparences de |
|bonheur mais de survit que fort peu de temps а Fabrice. Et c'est la conclusion |
|fameuse du roman : "Les prisons de Parme йtaient vides, le comte immensйment riche, |
|Ernest V adorй de ses sujets qui comparaient son gouvernement а celui du prince |
|Eugиne." |
|Tout continue. La mort engendre la vie. Peut-кtre le monde marche-t-il vers plus de |
|bonheur. La tragйdie se termine comme une histoire de fйes douce-amиre, а mi-chemin |
|de la nostalgie et de l'ironie. Voilа comment sans кtre dupe, le romancier sublime la|
|rйalitй et perpйtue par un chef-d'oeuvre la destinйe de ses hйros. |
|En supprimant ainsi de sa crйation la mort dans ce qu'elle a d'horrible а ses yeux, |
|Stendhal supprime du mкme coup une autre ennemie : la vieillesse. Julien, Fabrice, |
|Octave, Clйlia, Mme de Rйnal meurent а la fleur de l'вge, dans tout l'йclat de leur |
|jeunesse et de leur beautй, quand leur amour est а son zйnith. Ils ne connaоtront ni |
|l'usure de la passion ni le naufrage de la vieillesse. Une vieillesse qui au dйbut du|
|XIXe siиcle commence а cinquante ans et mкme avant pour les femmes : il suffit, pour |
|s'en convaincre, de relire par exemple La Femme de trente ans de Balzac. |
|On comprend que Stendhal qui met Shakespeare au-desus de tout, nourrisse une |
|tendresse particuliиre pour Romйo et Juliette : cette histoire d'amour fou atteint un|
|point de perfection dans la mesure prйcisйment oщ les hйros sont frappйs en pleine |
|jeunesse, au paroxysme d'une passion qui, par suite de leur diaparition mкme, restera|
|intacte йternellement, miraculeusement prйservйe des injures du temps. C'est l'amour |
|et la mort qui vont ici de conserve. |
|Permettez-moi, et ce sera ma conclusion, d'essayer de dire |
|l'impression que me donnent les romans de Stendhal. |
|Eh bien ! malgrй l'hйcatombe du dernier acte, on ne ressent pas, |
|а la lecture de ses romans, un sentiment d'abattement ou de |
|dйsespoir. C'est encore une singularitй de cet йcrivain |
|singulier. |
|Et pourtant ! |
|Les personnages de Stendhal, je l'ai dйjа soulignй, meurent en |
|pleine jeunesse et souvent de mort violente. Julien sur |
|l'йchafaud, Fabrice dans une chartreuse, Lamiel en prison, Octave|
|de sa propre main au lendemain de sa nuit de noces et, dans Les |
|Chroniques italiennes, suivant la rйflexion de l'auteur, "le |
|hйros finit ordinairement par кtre dйcapitй". |
|Leurs amours sont presque toujours malheureuses ou se heurtent а |
|des obstacles meurtriers. Julien est exйcutй pour avoir tirй а |
|coups de revolver sur celle qu'il aime, Clйlia est contrainte par|
|les conventions sociales d'йpouser un homme qu'elle n'aime pas. |
|Follement amoureux et follement aimй Octave est impuissant а |
|consommer son mariage. Lamiel la rйvoltйe trouve la mort dans un |
|incendie avec le compagnon d'aventure qu'elle s'est choisi, |
|bandit de grand chemin. Dans Le Rouge et le Noir et La Chartreuse|
|de Parme, comme dans Les Chroniques italiennes, la prison et cet |
|autre espace clos qu'est le couvent jouent un rфle essentiel. |
|Voilа bien une йtrange prйdilection, dira-t-on, chez un йcrivain,|
|qui affiche son goыt pour la chasse au bonheur. |
|Mкme s'il choisit comme hйros des кtres d'exception dans des |
|situations elles-mкmes exceptionnelles - il n'est pas donnй а |
|tout le monde heureusement de finir sur l'йchafaud -, la vie est |
|suffisamment tissйe de drames quotidiens pour justifier sa |
|dйmarche. D'autant plus que, quelque belle que soit la comйdie le|
|dernier acte est toujours sanglant, comme le note Pascal. Il n'y |
|a donc pas chez Stendhal un parti pris de noircir la vie mais la |
|volontй d'en montrer le caractиre dramatique en partant de faits |
|rйels. |
|C'est lа qu'intervient ce que l'on pourrait appeler la grвce de |
|l'alchimie stendhalienne, la tragйdie reste optimiste а cause |
|sans doute de ce qu'elle recиle de confiance en l'homme. |
|On regrette la mort de ces hйros rкveurs, tendres et violents, |
|mais on est heureux de les avoir connus. Les prudents ont durй, |
|les passionnйs ont vйcu, remarquait un moraliste du XVIIIe |
|siиcle. Julien, Fabrice, Lucien, chacun dans son registre |
|particulier, ont eu une vie brиve mais pleine, ardente, gйnйreuse|
|et, au-delа des diffйrences de situation, ils ont en commun de |
|pouvoir se dire au moment du bilan qu'ils n'ont pas а avoir honte|
|d'eux-mкmes. Si on s'en tient aux normes de la rйussite banale, |
|ils ont connu l'йchec - Julien ne sera qu'un instant comte de la |
|Vernaye, Fabrice ne deviendra pas un haut dignitaire de l'Eglise |
|et Lucien ne succйdera pas а son pиre, banquier puissant -, mais |
|les compromissions de la sociйtй n'auront pas de prise sur eux. |
|Ils resteront intacts, libres de toute ambition subalterne. |
|Dans les circonstances les plus tragiques, ils йchappent au |
|dйsespoir par leur curiositй de la vie, la violence de leur |
|passion, leur amour du beau et cette aptitude au bonheur qui est |
|une forme de l'йnergie vitale mais qui a naturellement pour |
|revers une йgale vulnйrabilitй а la souffrance. Ainsi chez |
|Stendhal mкme la souffrance est-elle tonique. Elle est un moment |
|de la vie, mais non pas sa condamnation. Elle est souvent en |
|amour la ranзon inйvitable du bonheur. |
|Andrй Gide remarquait qu'il ne suffit pas de bons sentiments pour |
|faire de la bonne littйrature. En quoi, s'il avait en vue la |
|littйrature йdifiante, il avait parfaitement et totalement raison.|
|Stendhal semble pourtant lui donner tort car ses hйros sont |
|habitйs par les bons sentiments. |
|A condition de s'entendre sur la signification du mot et de |
|n'avoir pas peur de ceux par qui le scandale arrive, les critиres |
|stendhaliens risquant en effet de choquer quelque peu les amateurs|
|de vertus ordinaires. comme nous en prйvient ironiquement |
|l'auteur, dans l'avertissement de La Chartreuse de Parme : |
|"J'avouerai que j'ai la hardiesse de laisser aux personnages les |
|aspйritйs de leurs caractиres; mais en revanche, je le dйclare |
|hautement, je dйverse le blвme le plus moral sur beaucoup de leurs|
|actions ... Cette histoire n'est rien moins que morale et |
|maintenant que vous vous piquez de puretй йvangйlique en France, |
|elle peut vous procurer le renom d'assassin." |
|Souvenons-nous. Par amour d'une belle duchesse et de la |
|Rйpublique, un poиte carbonaro tue le prince de Parme. Un plйbйien|
|rйvoltй abandonne sa femme et blesse sa maоtresse а coups de |
|revolver. Un Premier ministre conspire contre son roi pour plaire |
|а celle qu'il aime. Un jeune prкtre simoniaque commet le pйchй de |
|chair avec une marquise mal mariйe. Une patricienne romaine |
|devient meurtriиre de son pиre qui a abusй d'elle. Sans faillir |
|apparemment а l'honneur, le fils d'un banquier exйcute les basses |
|besognes d'un ministre de Louis-Philippe. Pour ne rien dire de la |
|duchesse de La Chartreuse, un peu incestueuse, et de l'abbesse de |
|Castro un tout petit peu enceinte. |
|On pourrait croire qu'il s'agit des vagabondages d'une imagination|
|dйpravйe si le romancier n'avait pas empruntй ses sujets а la |
|Chronique historique ou а la Gazette des tribunaux. Quoi qu'il en |
|soit, il y a lа, reconnaissons-le, de quoi soulever d'une juste |
|indignation les prкtres de la morale traditionnelle. |
|Pourtant nous sommes а l'opposй du roman noir. |
|En fait, ces personnages apparemment scandaleux sont des femmes et|
|des hommes d'honneur et la bassesse leur est йtrangиre. Ils ont |
|l'hypocrisie en horreur et sont prкts а sacrifier intйrкt, |
|fortune, ambition а l'amitiй, а l'amour ou mкme а une certaine |
|idйe qu'ils se font d'eux-mкmes. |
|A la fin du Rouge et Noir, quand son confesseur vient demander au |
|hйros de se convertir avec йclat, car ce serait un moyen sыr |
|d'obtenir sa grвce, il s'attire cette fiиre rйponse du condamnй а |
|mort qui ne veut pas devoir son salut au mensonge : "Et que me |
|restera-t-il, rйpondit froidement Julien, si je me mйprise |
|moi-mкme ? ... Je me ferais fort malheureux si je me livrais а |
|quelque lвchetй." |
|A Sainte-Beuve, qui estimait que La Chartreuse йtait un livre |
|immoral, on opposera le jugement de ceux qui avec plus de raison |
|croient distinguer dans l'oeuvre stendhalienne une ligne de |
|partage trиs nette entre le bien et le mal, les hйros se situant |
|du cфtй de la vertu, mкme s'il s'agit, je l'ai dйjа notй, d'une |
|vertu singuliиre et scandaleuse. Se foutre complиtement de tout, |
|exceptй de sa propre estime. Cette exigence souvent exprimйe par |
|l'auteur est perceptible chez tous ses hйros, pour peu qu'on |
|gratte au-delа de l'йpiderme. C'est ainsi que le philosophe Alain |
|remarque: "Comme si dans les trois fameux romans, et partout, le |
|bien et le mal n'йtaient pas sйparйs comme le ciel et l'enfer, et |
|comme si Julien Sorel n'йtait pas au ciel, au lieu que l'hypocrite|
|Tambeau est l'enfer mкme !" |
|Encore un trait spйcifique а Stendhal : ce psychologue expert dans|
|l'exploration du coeur humain ne craint pas de nous ramener а ce |
|qu'il considиre comme le choix dйcisif : кtre ou ne pas кtre un |
|salaud. En vertu de ce manichйisme qui йchappe lui aussi au |
|manichйisme ordinaire - de mкme que sa conception de la vertu se |
|situe au-delа du bien et du mal -, les personnages de ses romans |
|se partagent en deux grandes familles : ceux qui ont l'вme noble |
|et les autres. Mais ce que Paul Valйry disait de la bкtise, |
|Stendhal aurait pu le dire de l'ignoble : ce n'йtait pas son fort.|
|Il ne se complaоt pas dans la peinture des fripouilles et des |
|mйdiocres et en cela il est l'opposй du naturalisme et mкme loin |
|de Balzac ou de Flaubert. Il se contente d'exйcuter d'un mot ces |
|fвcheux, mais а l'йvidence il supporte mal leur compagnie et |
|prйfиre retourner le plus possible а ses chers "happy few". |
|Stendhal est nй trop tфt, assez cependant pour savoir comme |
|Saint-Just qu'avec la Rйvolution franзaise le bonheur est devenu |
|"une idйe neuve en Europe". Si cette grande espйrance va au rythme|
|de l'Histoire, c'est-а-dire а pas lents, si la Rйpublique des |
|sans-culottes, victorieuse des princes а Valmy, a dйbouchй sur |
|l'Empire et la monarchie de Juillet, il n'en reste pas moins au |
|fond du coeur fidиle а ses premiиres amours jacobines. S'il |
|s'intйresse а la politique, lui l'йgotiste, c'est parce qu'il la |
|considиre comme une technique de la recherche du bonheur en |
|sociйtй, du bonheur pour le plus grand nombre. Les temps ne sont |
|pas encore venus et le siиcle est celui de l'argent roi qui йrige |
|de nouveaux empires et emprisonne les вmes. Mais Stendhal n'a |
|jamais oubliй les enthousiasmes de sa jeunesse et il йcrit en 1837|
|а l'вge de cinquante-quatre ans : "Que le lecteur s'il a moins de |
|cinquante ans veuille bien se figurer, d'aprиs les livres, qu'en |
|1794, nous n'avions aucune sorte de religion; notre sentiment |
|intйrieur et sйrieux йtant tout rassemblй dans cette idйe : кtre |
|utile а la patrie... Dans la rue nos yeux se remplissaient de |
|larmes en rencontrant sur le mur une inscription en l'honneur du |
|jeune tambour Bara !..." |
|L'individu peut aller а la chasse au bonheur et le trouver un |
|moment dans l'amour ou le plaisir, celui des sens, celui que donne|
|le rкve, les arts, la musique, la rencontre avec un paysage |
|sublime ou la compagnie des вmes sensibles. Mais ce bonheur a ceci|
|de singulier qu'il ne peut jamais totalement ignorer le monde |
|extйrieur ni supporter l'injustice qui frappe les autres. Ainsi |
|Fabrice dans La Chartreuse alors qu'il vient de connaоtre auprиs |
|du lac Majeur un moment de joie privilйgiй, s'interroge sur les |
|faveurs dont il bйnйficie de la part du tyran de Parme. Bien qu'il|
|s'efforce de plaider sa cause en jouant les cyniques : "Puisque ma|
|naissance me donne le droit de profiter de ces abus, il serait |
|d'une indigne duperie а moi de n'en pas prendre ma part", il le |
|fait sans conviction et le charme est rompu : "Ces raisonnements |
|ne manquaient pas de justesse; mais Fabrice йtait bien tombй de |
|cette йlйvation de bonheur sublime oщ il s'йtait trouvй transportй|
|une heure auparavant. La pensйe du privilиge avait dessйchй cette |
|plante toujours si dйlicate qu'on nomme le bonheur." |
|Cette plante si dйlicate qu'on nomme le bonheur. Elle ne tolиre |
|pas l'existence de l'injustice. Elle se dessиche si elle ne |
|fleurit pas aussi pour les autres. N'est-ce pas lа un curieux |
|йgotisme chez un homme а ce point йtranger а l'idйe de Dieu, |
|conscient de la fuite du temps, avide de jouir des plaisirs |
|terrestres et de cueillir le bonheur quand il passe. |
|"La vie s'enfuit, ne te montre donc point si difficile envers le |
|bonheur qui se prйsente, hвte-toi de jouir." Curieux йgotisme qui |
|se laisse sйduire par "l'aride philosophie de l'utile" et ne peut |
|supporter de fonder sa propre rйussite sur le malheur d'autrui : |
|"Il avait en exйcration, dit-il de Fabrice, de faire le malheur |
|d'un кtre quelconque, si peu estimable qu'il fыt." |
|Stendhal est un йcrivain qui interpelle l'avenir. S'il est а |
|contre-courant de son temps, au lendemain de l'йcroulement des |
|rкves de 1789, c'est qu'il est en avance sur lui et qu'il se |
|trouve, pour reprendre un mot d'Aragon, "dans la lumiиre de |
|l'histoire". |
|Dйjа il faisait scandale dans le salon de la comtesse Daru oщ on |
|le regardait, dit-il "comme on regarde un baril de poudre", sans |
|doute parce que ses idйes sur la politique, la royautй, la |
|religion, la morale composaient un mйlange qu'on pourrait |
|qualifier d'explosif. On ne s'йtonnera pas que Metternich, dont la|
|police le filait, l'ait jugй indйsirable а Trieste. Non pas |
|qu'Henri Beyle ait vraiment conspirй. Mais aux hommes du pouvoir |
|ses idйes apparaissaient, non sans quelque raison, comme |
|subversives. |
|Fonctionnaire royal а Civitavecchia, il ignore l'obligation de |
|rйserve des diplomates au point d'effrayer parfois ses |
|interlocuteurs : "Il veut parler librement, constate l'un d'entre |
|eux, les pauvres Romains, qui ont une peur horrible de se |
|compromettre ... se bouchent les oreilles et s'enfuient." Il |
|pressent que la monarchie de Juillet sera passagиre et le dit : |
|"Combien de temps encore croyez-vous pouvoir arrкter ce torrent ?"|
| |
|Contre l'hypocrisie de la morale rйgnante il ne perd pas une |
|occasion de rйhabiliter la sensualitй, au risque de choquer les |
|gardiens de la vertu : "Je soigne mes plaisirs, dit le marquis de |
|La Mole, et c'est ce qui doit passer avant tout, du moins а mes |
|propres yeux." |
|Dans Souvenirs d'йgotisme Stendhal nous livre cette confidence |
|fort immorale : "M. de la Fayette, dans cet вge tendre de |
|soixante-quinze ans, a le mкme dйfaut que moi. Il se passionne |
|pour une jeune Portugaise de dix-huit ans qui arriva dans le salon|
|de M. de Tracy, oщ elle est l'amie de ses petites-filles ... Sa |
|gloire europйenne, l'йlйgance fonciиre de ses discours ... Ses |
|yeux qui s'animent dиs qu'ils se trouvent а un pied d'une jolie |
|poitrine tout concourt а lui faire passer gaiement ses derniиres |
|annйes." |
|Il y a lа, reconnaissons-le, de quoi faire frйmir d'indignation ou|
|d'envie les apфtres de la philosophie du dйsenchantement. Mais |
|Stendhal, si sensible pourtant au tragique de la vie, refuse le |
|gйmissement perpйtuel. Il le juge inconvenant et ridicule. |
|S'il n'a pas le sens du pйchй, il a par contre celui du devenir |
|historique. Je serai lu en 1930, avait-il pronostiquй, et il |
|voyait juste. C'est parce qu'il a compris profondйment son temps |
|qu'il est devenu un йcrivain de tous les temps. Ce qui est |
|admirable chez lui c'est cette prescience qui le conduit, comme le|
|remarque Nietzsche, а кtre "si fort en avance sur son йpoque", а |
|plaider pour la libйration de la femme а un moment oщ les femmes |
|elles-mкmes y pensent peu, а entrevoir qu'un jour la peine de mort|
|sera abolie, а dйnoncer la tyrannie de l'argent, а se faire, lui |
|l'йgotiste, le dйfenseur de "cette morale simple qui n'appelle |
|vertu que ce qui est utile aux hommes", а annoncer les exigences |
|et les tempкtes des temps modernes. Comme le dit l'abbй Blanиs а |
|Fabrice : "Tвche de gagner de l'argent par un travail qui te |
|rendre utile а la sociйtй. Je prйvois des orages йtranges; |
|peut-кtre dans cinquante ans ne voudra-t-on plus d'oisifs." Et |
|comme le note l'йcrivain lui-mкme : "Les riches devront bientфt |
|chercher leur sйcuritй dans l'absence de dйsespoir chez les |
|pauvres." |
|Pour toutes ces raisons et pour quelques autres, parce qu'il |
|rejette la tyrannie et l'obscurantisme, parce qu'il rкve les yeux |
|ouverts, parce qu'il a cette allиgre insolence qui devient une |
|vertu quand elle s'adresse aux puissants, parce qu'il croit en |
|l'homme sans кtre dupe, parce qu'il s'intйresse aux autres sans |
|ostentation, parce que ce dilettante ne cesse d'кtre hantй par la |
|recherche du "bonheur pour le plus grand nombre", parce qu'il |
|aspire а des temps nouveaux, parce que sa peinture du tragique de |
|la vie йchappe au scepticisme et au dйsespoir, Stendhal me paraоt |
|appartenir, comme l'observait Hugo а propos de Balzac "а la forte |
|race des йcrivains rйvolutionnaires". |
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Скачали данный реферат: Некрестьянов, Михеев, Серов, Сигов, Gurskij, Ошурков, Tolbugin, Урбановский.
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