Stendhal
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Stendhal est de ce point de vue un écrivain singulier, pour employer un qualificatif qu'il affectionne, au point qu'on le trouve parfois à plusieurs reprises dans la même page de l'un de ses romans et des centaines de fois dans son oeuvre.
Singulier d'abord parce qu'il a été peu lu de son vivant, même s'il a suscité l'admiration de Balzac et de Goethe, ce qui n'était pas rien. Lui-même pensait qu'il serait lu plus tard, en 1880, en 1930... et il avait vu clair. Il est aujourd'hui considéré dans le monde comme un des plus grands écrivains de tous les temps, si son temps l'a ignoré.
Mais il n'a jamais cessé de susciter des sentiments divers et s'il éveille chez les uns une sympathie pour des raisons parfois contradictoires, d'autres au seul bruit de son nom débordent d'indignation et d'injures.
Ainsi Claudel, vous le savez, qui voyait encore en lui "un pachyderme", un "épais philistin" et se conentait de le classer dans le nombre des "ratés et des refoulés de l'amour".
En ce qui me concerne ce que je trouve singulier chez ce grand écrivain, ce que j'aime en lui, c'est justement qu'il est un personnage contrasté, à l'image de la vie elle-même. Certains de ses détracteurs - et amis quelquefois - ont beau jeu de dire qu'il a tenu sur tel personnage ou tel évément historique des propos contradictoires mais, j'y reviendrai, il me semble au contraire qu'au-delà de ces contradictions, qu'il se situe, lucidement, dans le sens du devenir historique et qu'il porte un jugement perspicace sur la société de son temps. S'il ne se refuse pas à voir les contradictions, y compris les siennes propres, il reste ancré sur l'essentiel. Ce qui le conduit à jeter un regard sévère sur l'époque de la Restauration et de la monarchie de Juillet, en restant fidèle à ses premières amours jacobines.
Il est singulier que Stendhal passe encore aujourd'hui dans certains milieux pour l'avocat de Tartuffe à cause du Rouge et Noir.
Dès son enfance au contraire, le jeune Beyle se révolte devant toutes les manifestations d'hypocrisie. Et à la fin de sa vie, il remarque dans Henri Brulard : "La société prolongée avec un hypocrite me donne un commencement de mal de mer."
Toute son oeuvre sera marquée par ce sentiment.
Il y a d'abord l'aspect littéraire du problème, la question du style : on sait comment l'horreur de l'emphase le conduit à prendre le Code civil pour modèle - du moins l'assure-t-il - et comment il faillit, dit-il, se battre en duel à cause de "la cime indéterminée des forêts" de Chateaubriand, qui trouvait des admirateurs dans son régiment.
"Le style de M. de Chateaubriand et de M. Villemain me semble dire : 1. beaucoup de petites choses agréables mais inutiles à dire... 2. beaucoup de petites faussetés agréables à entendre."
On sait aussi comment, pour protester contre l'enseignement que lui dispense le jésuite Raillane, il se réfugie avec passion dans l'étude des mathématiques, où, pense-t-il, l'hypocrisie n'est pas possible. Ces chères mathématique dont, faisant beaucoup plus tard le bilan de sa vie, il pouvait dire encore dans La Vie d'Henri Brulard : "J'aimais et j'aime encore les mathématiques comme n'admettant pas l'hypocrisie et le vague, mes deux bêtes d'aversion."
Paul Valéry a raison de remarquer : "Suprêmement sensible à l'hypocrisie, il flaire à cent lieues, dans l'espace social, la simulation et la dissimulation. Sa foi dans le mensonge universel était ferme et presque constitutionnelle."
Mais ce n'est là encore qu'une approche de la question. Pendant longtemps, son journal en fait foi, Stendhal a été hanté par le Tartuffe de Molière. Dans Le Rouge et le Noir, il s'attaque lui-même au coeur du problème et nous fait comprendre admirablement qu'il ne s'agit pas en l'occurrence de psychologie individuelle, ni encore moins de métaphysique, mais en dernière analyse de politique.
Car le véritable accusé dans Le Rouge et le Noir, ce n'est pas Julien, mais la société. Et non pas la société en général donnée une fois pour toutes, mais celle que connaît Stendhal et dont il démonte les rouages avec une précision d'horloger.
La révolte de Stendhal est historiquement datée. Que nous montre en effet Le Rouge et le Noir ? Que, dans une société soumise à la tyrannie d'une classe dominante (et l'auteur décrit très concrètement comment s'exerce, sous la Restauration, cette domination des nobles et de la Congrégation), celui que le sort a fait naître dans une "classe dite inférieure" n'a le choix qu'entre l'hypocrisie et la révolte. Et Le Rouge et le Noir, côté Julien, est révolte et non pas hypocrisie;
La morale, c'est tout ce qui est utile à la caste privilégiée. L'hypocrisie n'est pas dans ce cas le fait de l'individu. Elle est partout, elle est la condition même du bon fonctionnement du système social. C'est la société qui l'impose à l'individu, et celui-ci n'a pas le choix, il est contraint d'accepter la règle du jeu, de feindre d'être dupe s'il ne veut pas être rejeté et condamné. Car "mentir n'est-il pas la seule ressource des esclaves" ?
L'"égotisme" dont Stendhal a fait sa philosophie personnelle n'est au fond que l'aspiration de l'individu à se libérer de cette gangue sociale, qui l'empêche de s'épanouir.
A plusieurs reprises, dans son Journal, il feint de s'excuser d'avoir recours au mot et à la chose comme s'il était inconvenant de parler de soi. Ne soyons pas dupe de cet accès de modestie littéraire à laquelle il nous convie sans beaucoup y croire.
Ce qui est vrai c'est que l'égotisme n'est ni exemplaire ni valable en tout temps et en tout lieu. Sa valeur est singulière, circonstancielle et se mesure à la qualité de celui qui le pratique. M. de Chateaubriand peut apparaître, c'est Stendhal lui-même qui le dit, comme "le roi des égotistes", il opère cependant sur un autre registre que l'auteur du Rouge et Noir, qui remarque : "Je suis comme une femme honnête qui se ferait fille : j'ai besoin de vaincre à chaque instant cette pudeur d'honnête homme qui a horreur de parler de soi."
L'égotisme c'est la résistance à une société injuste, avec les moyens du bord. C'est la revendication d'être soi-même face à des contraintes extérieures jugées inacceptables. D'où l'exaltation permanente du naturel qui s'oppose à la vanité, comme l'être s'oppose au paraître. Le naturel c'est la sincérité, la passion, le mépris des faux-semblants et des convenances, le refus d'accepter la règle d'un jeu social fondé sur le mensonge. Ce n'est donc pas de l'égoïsme et ce n'est pas seulement la volonté de se faire, suivant le mot de Valéry, "l'insulaire de l'Ile Moi" car Stendhal et ses héros professent une morale qui est, comme toute morale, une règle de la vie en société : celle de l'utilité.
L'égotisme est une réaction d'autodéfense de l'individu à cette époque précisément - celle de la Restauration et de la monarchie de Juillet - contre les sentiments bas, les ambitions subalternes, l'amour de l'argent, l'intolérance et l'arbitraire du despotisme : "Tout ce qui était tyrannie, écrit Stendhal, me révoltait et je n'aimais pas le pouvoir."
Cette aspiration à la liberté dépasse le niveau de la revendication individualiste. Elle est porteuse d'un espoir plus vaste qui réconcilierait l'homme révolté avec la société. Mais cet espoir est exclu dans un système fondé sur le mensonge et l'obscurantisme. Qu'il s'agisse de l'Italie féodale, de la France de la Restauration, ou de la monarchie de Juillet, partout c'est l'hypocrisie qui fait loi. Quel est le leitmotiv de l'enseignement dispensé par la Congrégation sous Charles X : "Ce sont les livres qui ont perdu la France." Quelle est la philosophie en honneur dans les classes dirigeantes à Parme ? "Le marquis del Dongo professait une haine vigoureuse pour les Lumières : ce sont les idées, disait-il, qui ont perdu l'Italie." Quel est le conseil donné à Fabrice par le bon abbé Blanès (détesté par le marquis "parce qu'il raisonne trop pour un homme de si bas étage") : "Si tu ne deviens pas hypocrite, lui disait-il, peut-être tu seras un homme." Quelle est la règle de conduite impérative dans le noble salon de l'hôtel de La Mole où Julien, qui fait ses premiers pas d'homme introduit dans le monde, s'aperçoit que "la moindre idée vive semblait une grossiéreté" ? Stendhal nous résume cette règle non écrite en paraphrasant Beaumarchais : "Pourvu qu'on ne plaisantât ni de Dieu, ni des prêtres, ni du roi, ni des gens en place, ni des artistes protégés par la cour, ni de tout ce qui est établi, pourvu qu'on ne dît de bien ni de Béranger, ni des journaux de l'opposition, ni de Voltaire, ni de Rousseau, ni de tout ce qui se permet un peu de franc-parler, pourvu surtout qu'on ne parlât jamais de politique, on pouvait librement raisonner de tout."
Pour Stendhal, le pouvoir engendre inévitablement la courtisanerie et il écrit joliment : "Le chevalier bégayait un peu parce qu'il avait l'honneur de voir souvent un chevalier qui avait ce défaut."
Mais c'est peut-être le personnage de Lamiel - sorte de double féminin de Julien Sorel - qui manifeste avec le plus d'éclat son dégoût de l'imposture et son refus d'être dupe des fausses apparences : "Le premier sentiment de Lamiel à la vue d'une vertu était de croire à une hypocrisie." Elle pousse même jusqu'à l'absurde cette volonté d'être sincère pour sa part, quoi qu'il en coûte, et d'être aimée en retour pour elle-même et non seulement pour sa beauté.
C'est le singulier épisode du "vert de houx" lorsqu'elle frotte une de ses joues avec ce produit pharmaceutique qui a la propriété d'enlaidir momentanément les plus charmants visages. Elle veut vérifier si le jeune duc qui est amoureux d'elle résistera à cette épreuve. Estimant que l'amour véritable ne peut se contenter de l'apparence, elle entreprend ce jeu singulier, un peu comme cette héroïne de l'Astrée qui se déchire le visage avec son diamant pour s'assurer qu'elle est réellement aimée. Telle est l'exigence absolue de la passion selon Stendhal. Telle aussi la méfiance profonde de ses héros à l'égard de ce qui leur paraît mensonge, truquage, hypocrisie dans "cet ignoble bal masqué qu'on appelle le monde" (Lucien Leuwen, cap. 17).
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