Stendhal
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Après avoir découvert que "le monde" - la société de la Restauration et de la monarchie de Juillet - est un ignoble bal masqué, après avoir mis à nu le fonctionnement d'un système fondé sur l'hypocrisie et la tyrannie de l'argent, quelle attitude va adopter le héros stendhalien à la recherche du bonheur ?
La réponse à cette question est liée à l'appartenance sociale des héros : constatation qui pourrait apparaître comme un truisme si la littérature jusqu'à lui n'avait pas - pour des raisons historiquement compréhensibles - à peu près totalement masqué cet aspect des choses. C'est même là un des traits qui font de Stendhal un romancier délibérément moderne : Le Rouge et le Noir par exemple est sans doute dans notre histoire le premier roman où le problème de classe soit posé avec une telle netteté, où il constitue la trame même de l'action.
Il existe un dénominateur commun à la plupart des personnages de Stendhal, même les plus différents au premier abord, sans doute parce que l'auteur a mis dans chacun d'eux beaucoup de ses rêves et de sa propre expérience. Cependant leur comportement est fonction du milieu dont ils sont issus et pour tout dire de leur classe.
Toute sa vie, Henri Beyle a été un touriste passionné du monde sous tous ses aspects. Mais il n'a pas seulemnt parcouru les routes d'Europe. Dans son oeuvre, il nous invite à une véritable exploration des classes sociales.
Tout se passe comme s'il s'était dit : "Qu'aurais-je pu être si j'étais né paysan et pauvre sous la Restauration ?" Et il a créé Julien Sorel. Fils de banquier sous Louis-Philippe, il aurait pu être Lucien Leuwen. Et Fabrice del Dongo, s'il était né noble dans une petite principauté d'Italie au début du XIXe siècle. Il a même poussé la curiosité jusqu'à se dire : "Et si j'avais été une femme." Il a alors écrit Lamiel, roman très en avance sur son époque et qui pose avec une audace à faire grincer les dents de beaucoup le problème de l'émancipation de la femme.
Tous ses héros, chacun à sa manière, se sentent étrangers dans la société où ils vivent. Pour la même raison fondamentale. Mais ils réagissent différemment compte tenu de leur origine sociale. A vingt ans, dans son Journal, Stendhal s'adressait à lui-même cette mise en garde : "Ne pas prêter à des gens d'une classe des idées que l'on n'a que dans une autre classe. Les gens du peuple parlent-ils souvent du bonheur comme nous l'entendons ?" Julien Sorel est en butte à l'humiliation et à la pauvreté, mais non pas Fabrice ou Lucien Leuwen que le sort a comblés. Ceux-là s'ennuient, l'autre non.
C'est en liaison avec la société de son temps que Stendhal pose le problème de l'"Ennui", ou si l'on veut du "Mal du Siècle". Là encore sa position est résolument antimétaphysique parce qu'il flaire la mystification derrière la grandiloquence des attitudes. Tout d'abord il n'a pas assez de sarcasmes à l'égard de ceux qui se sont conquis une célébrité en se faisant les spécialistes du désespoir. "Ce qui fait marquer ma différence avec les niais importants ... qui portent leur tête comme un saint sacrement, c'est que je n'ai jamais cru que la société me dût la moindre chose. Helvétius me sauva de cette énorme sottise. La société paie les services qu'elle voit."
Après avoir ramené le problème du ciel sur la terre, il diagnostiqua le "Mal du Siècle" en ces termes : "Les sentiments vagues et mélancoqliques, partagés par beaucoup de jeunes gens riches à l'époque actuelle, sont tout simplement l'effet de l'oisivieté."
Julien ne connaît pas l'ennui parce qu'il a, comme dira plus tard Rimbaud, "la réalité rugueuse à étreindre". Lucien ou Fabrice, au contraire, doivent lutter contre le monstre et ne peuvent y échapper que par l'amour.
Le héros de Stendhal ne se croit pas l'objet d'une malédiction divine. Il ne s'estime même pas personnellement victime de l'incompréhension ou de la méchanceté des autres : "Je n'ai jamais eu l'idée que les hommes fussent injustes pour moi." Non, sa critique est plus fondamentale. Il rejette la règle du jeu de la société dans laquelle il vit. Julien, le plébéien, parce que cette société l'opprime, Fabrice ou Lucien - les privilégiés - parce qu'elle opprime les autres et qu'elle ne leur offre pas une raison de vivre. L'un est en lutte contre la société, les autres sont en marge de leur classe. Les uns et les autres, au fond, pour la même raison d'ordre moral : même ceux qui en tirent profit ne se satisfont pas de l'injustice.
En peignant la réalité telle qu'elle est, Balzac nous donne, dans La Comédie humaine, une critique féroce de la société bourgeoise que la dédicace de La Rabouilleuse dit "basée uniquement sur le pouvoir de l'argent".
Cependant, jamais Balzac ne met en cause la légitimité de l'ordre social, au plus haut degré duquel il veut parvenir. Stendhal, quelles que soient les tentations, répugne à entrer dans le jeu : il reste un opposant politique.
Mais le monde écrit par les deux romanciers est le même. La Comédie humaine est bien l'ignoble bal masqué qu'évoque Stendhal. C'est l'époque de l'ambition effrénée, fille de la révolution industrielle.
L'objectif c'est d'arriver, sans être délicat sur le choix des moyens. Le premier commandement c'est d'accepter, les yeux fermés, la règle du jeu, et il est caractéristique que Stendhal et Balzac utilisent exactement la même image pour en montrer la nécessité.
Quand la duchesse Sanseverina veut expliquer à son neveu Fabrice l'attitude qu'il doit observer pour gravir les échelons dans "le parti de l'Eglise", elle a ces mots : "Crois ou ne crois pas à ce qu'on t'enseignera, mais ne fais jamais aucune objection. Figure-toi qu'on t'enseigne les jeux du whist. Est-ce que tu ferais des objections aux règles du whist ?"
Exactement de la même manière chez Balzac, Vautrin incite son protégé Rastignac, s'il veut faire fortune, à respecter scrupuleusement les lois mises en place par le pouvoir établi. "Quand vous vous asseyez à une table de bouillotte, en discutez-vous les conditions ? Les règles sont là, vous les acceptez..." Cet "ennemi de la société" n'est pas insensible aux vertus du conformisme. Aussi finira-t-il chef de la Sûreté. Comme le personnage réel dont s'est inspiré Balzac, c'est-à-dire François Eugène Vidocq, ancien bagnard, qui devint le chef de la police parisienne.
Comme le dit Vautrin, ce moraliste lucide qui sait de quoi il parle : "l'honnêteté ne sert à rien."
C'est ici que le héros de Stendhal se sépare du héros de Balzac. Dans ce siècle d'ambitieux forcenés - presque tous les personnages de premier plan de La Comédie humaine le sont - il occupe une place singulière. Ni Fabrice, ni Lucien Leuwen ne sont des ambitieux. Et si Julien Sorel l'est un moment, il ne s'agit pas en ce qui le concerne d'une ambition ordinaire. C'est "une jeune pauvre et qui n'est ambitieux que parce que la délicatesse de son coeur lui fait un besoin de quelques-unes des jouissances que donne l'argent". Il s'agit davantage chez lui d'une révolte de l'orgueil, d'un réflexe d'autodéfense pour échapper à l'humiliation puis d'une règle de conduite que faisant violence à ses sentiments profonds il s'est fixée pour se prouver à lui-même ses mérites malgré le handicap de classe. Mais il n'arrive jamais à faire taire en lui la voix du coeur, et son cynisme n'est que de surface. A chaque instant sa sensibilité risque de mettre en péril le fragile échafaudage de ses intrigues. Et c'est quand il a atteint le comble de la réussite qu'il se perd par une comportement suicidaire qu'aucun ambitieux véritable n'aurait adopté.
Comme les héros du Rouge et de la Chartreuse, les Rastignac et les Rubempré jugent sans illusion cette jungle sociale où, selon Balzac, règne "la toute-puissante pièce de cent sous", et où selon Stendhal "la condamnation à mort est la seule chose qui ne s'achète pas". Mais après avoir versé quelques larmes, Rastignac choisit à sa manière de se diriger vers les hauteurs. Il se jure de "parvenir, parvenir à tout prix!", car il ne veut pas finir dans les rangs des vaincus.
Voilà pourquoi au contact de la vie parisienne il enterre avec Le Père Goriot les enthousiasmes généreux et les derniers scrupules de sa jeunesse. Le défi fameux qu'il lance alors à Paris marque le terme de la révolte morale et en un sens le commencement de la résignation. L'honnêteté ne paie pas en effet. Désormais la règle du jeu est acceptée, et avec elle la légitimité de l'ordre bourgeois. Il s'agit de pénétrer dans le monde des privilèges et de se tailler un fief à sa mesure. Peu importent les moyens, que l'on doive son succès, comme Rastignac, aux faveurs de la femme d'un banquier ou, comme Rubempré, à l'amitié équivoque d'une canaille évadée du bagne. L'essentiel est de participer au "mouvement ascensionnel de l'argent" et d'arriver, même si on doit pour cela écraser les plus faibles et flatter les puissants, trahir les amitiés, laisser condamner les innocents, étouffer en soi tout sentiment humain. C'est le prix de la réussite.
Tout autre est l'attitude de Julien Sorel.
Si Julien décide de se vouer au machiavélisme politique pour conquérir les conditions matérielles nécessaires selon lui au développement de "l'homme libre", il refuse en fait de jouer le jeu, et sa sensibilité l'emporte à tout moment sur sa volonté d'hypocrisie.
Au demeurant Stendhal ne veut pas qu'on s'y trompe. Au dénouement du Rouge, l'auteur, comme le choeur dans les tragédies antiques, intervient pour tirer la morale de l'histoire et prendre la défense de son héros : "Il était encore bien jeune, mais, suivant moi, ce fut une belle plante. Au lieu de marcher du tendre au rusé comme la plupart des hommes, l'âge leur eût donné la bonté facile à s'attendrir, il se fût guéri d'une méfiance folle ... Mais à quoi bon ces vaines prédictions."
"Au lieu de marcher du tendre au rusé", comme Rastignac, comme tous les ambitieux forcenés de ce temps... Mais Julien Sorel n'est pas de cette lignée. Ce dont il a besoin avant tout c'est de sa propre considération, fidèle en cela à une devise chère à Stendhal : "Se f... complètement de tout, excepté de sa propre estime." L'homme qu'il admire le plus, c'est Altamira, le conspirateur épris de justice sociale et pour lequel il n'est qu'une morale, celle de l'utilité. Telle est également dans les conditions particulières de leur classe, alors que toutes les fées se sont penchées sur leur berceau, l'attitude de Lucien et de Fabrice, comblés par le sort, mais qui se révèlent des "inadaptés" en ce sens qu'ils refusent d'entrer dans le jeu, de jouir sans remords de leurs privilèges et qu'ils jugent l'ordre social avec le même mépris lucide que le héros du Rouge et Noir.
Au dénouement, devant les jurés qui vont le condamner à mort, il se présente une fois de plus comme le "plébéien révolté" et prononce contre cette justice de classe, dont la fonction est moins de frapper le crime que la révolte devant l'ordre bourgeois, un réquisitoire passionné :
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